Rendre visible, un outil du capitalisme ?(v1.4)

Le besoin de visibilité, que ce soit pour fournir des biens ou des services, est légitime. Toute chose est à priori produite dans le but d’être par la suite proposée au reste du monde, quelle qu’en soit l’échelle, autant dans un cadre restreint à un ou deux individus que pour l’ensemble de l’humanité. Toute production, tant matérielles qu’immatérielle, tant concrète qu’abstraite, n’existe que pour combler une quelconque nécessité, dans le sens le plus vaste que l’on puisse donner à ce mot. Par conséquent, il est nécessaire qu’elle soit visible pour les autres, qu’ils aient conscience de son existence.
Néanmoins, dans les conditions économiques et sociales actuelles, il est impératif de prendre un recul critique sur cette notion de rendre visible. En effet, depuis que le libéralisme économique a opéré son emprise sur les échanges monétaires puis sociaux, la nécessité de rendre visible a pris un tout autre sens. Elle est devenue un besoin purement mercantile, associé à une pratique promotionnelle et aguicheuse, trompeuse et agressive.
La publicité
La publicité cherche à attirer l’attention du consommateur dans le but de vendre, sans distinction qualitative de l’objet de cette vente, en créant artificiellement un univers autour de l’objet en question, dont le design et en partie responsable. Pour ce faire, elle utilise des techniques de l’ordre de la manipulation, n’hésitant pas à susciter un imaginaire mensonger plutôt que de simplement vanter les mérites qualitatifs réels du produit. Par la séduction, elle cherche à provoquer le désir du consommateur en lui promettant la satisfaction que le produit qu’elle cherche à lui vendre le sublimera, améliora l’image de lui-même. Dès lors, les firmes cherchent à « inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux, à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une « culture de la consommation » qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la « socialisation antisociale ». »→1→ 1 : André Gorz, Le travail dans la sortie du capitalisme, Ecorev, 2008, http://ecorev.org/spip.php?article641 (consulté le 16/05/14)
De ce fait, la publicité, en détournant la satisfaction et le plaisir, et en produisant des discours basés sur des clichés et des pulsions primaires, simplistes et standardisés qui éliminent toute forme de singularité, représente un danger d’annihilation de toute autre forme de désir et appauvrit la culture et la réflexion. Ou, comme l’exprime Bernard Stiegler dans une interview donnée à la revue Azimuts #24 en 2004, elle absorbe l’energie libidinale pour l’inverstir dans la consommation. Elle est par conséquent contre-productive socialement et intellectuellement, une perte d’énergie qui fait perdre de vue de réels objectifs sociaux. Plus encore, elle est un « opium du peuple », ou comme le rappelle Jean-Claude Michéa, le « dressage capitaliste des humains resterait un vain mot » sans « cette omniprésente propagande publicitaire »→2→ 2 : Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007, p. 194.

« le design d’un produit n’est donc aujourd’hui trop souvent qu’un habillage simplement destiné à accélérer la vente. Sa caractéristique essentielle est d’être différent, même si la fonction du produit reste inchangée. La tâche du designer consiste à donner un style ou une ligne à un produit déjà connu et à changer ce design aussi souvent que possible, cela pour le plus grand bénéfice du vendeur. »→3→ 3 : László Moholy-Nagy, Peinture photographie film, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 245

Cette situation est en partie imputable au design graphique. En effet, celui-ci est ici un instrument du libéralisme économique contribuant à une saturation visuelle pauvre en sens et en plasticité. De ce point de vue, le design graphique est responsable d’un appauvrissement de la culture et du savoir-faire à l’égard de sa discipline et de ses récepteurs.
L’identité visuelle
De par la capacité d’absorption du libéralisme, le problème ne se limite plus à la vente de produits de consommation. Autrement dit, le libéralisme a la capacité de transformer quoi que ce soit en produit de consommation. Ainsi, la logique mercantile qui a transformé le rendre visible en rendre achetable touche aussi des domaines qui se sont pas sensé répondre à cette logique. Sous couvert de communication, en fait de marketing, les institutions culturelles et les milieux politiques se sont dotés de ces même outils, transformant leur fonction informative, de transmission culturelle et d’organisation sociale en logique entrepreneuriale, en image de marque. Le spectateur, le citoyen, l’utilisateur, l’étudiant, l’artiste, ne sont plus que de potentiels consommateurs, des moyens d’augmenter le capital culturel, économique, intellectuel et symbolique. De plus, de par le quasi-monopole du système capitaliste de l’offre, celle-ci est orienté en fonction de sa rentabilité. De cette manière, le capitalisme façonne nos goûts et nos désirs, « prolétarisant »→4→ 4 : Dans le sens de la perte de savoir et de savoir-faire décrit par Bernard Stiegler ainsi le consommateur.
La question de l’identité visuelle est par conséquent à considérer avec précaution. En effet, produire l’identité visuelle d’une entité dont la vocation se trouve en dehors d’une logique mercantile, ou tout du moins n’en faisant pas son objectif principal, c’est prendre le risque de lui donner une position qui ne lui correspond pas, de l’insérer dans un paradigme qui n’est pas le sien et ainsi dévaloriser son image. La mise en place d’identité visuelle se doit donc d’être toujours établie en ayant conscience de ce risque, et ce pour écarter la fonction du design graphique qui consiste à rendre visible d’une logique consumériste.

« Il ne s’agit pas de tendre à rendre visible et morale la politique mais de résister au commerce compétitif, matérialiste, abrutissant et chaotique des visibilités.
Les mouvements sociaux et politiques ne peuvent pas user des logiques du marketing pour communiquer.→5→ 5 : Formes Vives, Hypothèses, 2009, http://www.formes-vives.org/atelier/?pages/Hypoth%C3%A8ses-de-travail (consulté le 23/05/14)


→ 14/05/2014 — Écrits personnels : , , Commenter

Pour un design graphique libre

Blog destiné à regrouper mes recherches pour mon mémoire portant sur les relations entre design graphique et culture libre.