1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12

Écrits

11/2023 The Great Triumphal Cars & Entretien avec Raphaël BarontiniTextes courtsFeu_Issue 4_Unkind

 

The Great Triumphal Cars

 

Introduction,

 

Que peut un mouvement de foule pour le discours  ? Qu’est-ce que l’on transgresse lorsque l’on joue des corps ou des coudes ? Si, la parade et le carnaval, depuis le fabuleux Rabelais[1], décrivent des subversions sociales, qu’est ce-que faire acte de procession, pour un groupe, pour une communauté, pour l’un et le commun  ? Reste, ici, encore un dernier mystère  : que fabrique le char triomphal de Maximilien, empereur 1er de son prénom, et son peintre officiel fidèle Adalbert dans cette affaire de processions contemporaines ?

 

Le char que propose Dürer est une supplique, celle d’une aspiration à l’expression libre. Impossible tache que de peindre le goût, les envies, les élans d’une époque et de définir les lignes à bouger pour imprimer l’époque d’une nécessaire irrévérence, d’une petite violence faite à l’ordre établie, d’un grand pas de côté. Pas de deux, pas de trois, hop, danses d’un bain de jouvence espiègle.

 

S’il est question d’un transitoire et d’une agile manière façon, sans trop de conventions ou par amas, de représenter l’ère du temps, l’on peut se dire qu’il y a du lest, du large, du dessein dans les 8 plaques gravées détaillées de chevaux, de muses et de roues libres que le graveur compose. S’il s’agit d’une malice de l’auteur, dépeignant un chariot si vertueux, l’on proposerait que la morale d’alors, à la génération suivante ou précédente, soit revêche aux fondements. Présomptueuse mais somptueuse, la scène d’Adalbert est fantastique de sa versatilité, de ses volutes, de son charme équestre. La foule y est joyeuse, les corps exaltés ou presque.

 


[1] Dans une perspective que trace Bakhtine dans son fameux livre L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance édité en 1982.

1 Parader – Manifester – Processer.

Marchander, glisser, encadenasser, allonger, pogoter, crier, tirer, chevaucher, skater… la liste des gestes qui marquent d’un discours le sol est longue. Extraite des cultures séculaires, de tradition autant militaire que carnavalesque, la parade ici m’importe. Elle marque, une mise en présence d’un corps spectaculaire, disons moins ordinaire pour un temps, une bravade faite à l’habitus, qui d’un revers de main invente un temps exemplaire, restons modeste, un temps à soi, autrement. Reprise par la performance, l’installation ou la danse, la parade et ses corps impriment une vision émancipée.

Pensons la masse singulière, la foule qui trouve son chant d’accord et selon (LA)HORDE, dans Room With A View (2020) ou dans Age Of Content (2023), ses effets de corps de ballet dans l’agrégation des ruptures et des contre-points. Parader, ici revient à porter les costumes et typologies documentés de personnages anonymes mais contemporains, extrait d’un modèle de réalité virale. Postures et styles qui agitent et manifestent des questions que la queerness traverse mais plutôt et plus en amont que les us et coutumes, les communs d’un folklore ou d’une communauté post quelque chose, d’où qu’elle surgisse, constituent. Tous compris, ces corps, se présentent et se regardent, s’assemblent et s’affrontent.

Dans les ruptures, parce que les danseurs pris individuellement donnent à l’individu sa place comme auteur, à l’inverse du corps hiérarchique du ballet. Dans les changements et métamorphoses abruptes et volontaires de ces personnalités qu’invitent la rencontre de l’autre. Genres de contre-points exogènes qui bouleversent et dérèglent, qui démasquent, qui travestissent et performent une gestuelle. Danse de luttes et processus de déplacement du virtuose, du canon, de la belle danse : les corps sont contextuels, les questions s’entonnent. La foule est un débordement.

La parade serait le lieu d’une irrévocable intention de subvenir à la subversion.

Autrement, Hew Locke, à la Tate Britain, re-construit la forme expressive d’une marche transhistorique dans le hiératisme le plus grandiloquent. Procession (2023) déplie l’installation de mannequins statiques mais extatiques dans la nef centrale et néo-classique du musée. L’artiste inscrit d’un grand geste un cortège guerrier dont l’ambition pose, avec éloquence, la théâtralité paradoxalement horizontale d’un grand « déboulé ». La foule manifeste, toutes bannières et revendications portées en étendards picturaux, vers, contre ou au devant d’une contestation. Les sculptures de résines, d’étoffes, de cartons, ces personnages équestres, ces tigres humains, ces divins oiseaux et les enfants arlequins transcendent la lutte et sa libre expression. Espace créolisé, bagages culturels et témoignages visuels, l’effet de réalisme tient de la posture des corps représentés, du nombre et de l’effervescence chromatique et des hybridations polyphoniques sinon multi-totémiques de la scène dans son ensemble.

Il y a de la superbe dans la riposte.

Clément Courgeon, seul mais nombreux en paroles et voix déclamées, grand troubadour et poète des contrées étranges et algébriques, dans l’avancée, harangue l’auditoire esbaudie. Ici, si le corps et le costume sonnent l’interpellation plastique, l’arrêt in situ, ce qui prime c’est le processus de langage déconstruit par l’absurde, la posture accablée par la parure, l’économie de l’attention dédite par une péroraison bruitiste. Fier pan à clous, l’artiste truque la transaction linguistique, et dénie l’utilité de la fonction phatique. Grotesque rabatteur sirène, la parade lui sert de filet de braconnage. Et finalement, en diva, il rapt l’oreille et laisse fuir l’œil. La relation à l’autre est indisposée, le liminal claquemuré. Plus rien ne bouge. Et tel un carnaval qui renverse l’ordre établi, il transgresse en soliloque la loi du spectateur en spectacle.

Flirterait-on avec la danse macabre ?

Donna Huanca, de tableaux vivants en scènes évidées des corps à la Zabludovich (2016) avec Scar cymbals semble activer dans l’espace un orgue de couleurs, de poses et présences. Cheffe d’orchestre, l’apparition de la parade et ses formes d’expressions sont fixées à la manière de la matière picturale déposée éternellement sur une toile. De fusions en délicates vibrations, les corps peints, fardés, maquillés, apprêtés d’une mise de cérémonial s’organisent dans la couleur agencée. L’adhésion d’un corps au risque de sa dissolution à la surface d’une grande carte calme et inéluctable. L’étrangeté tient autant de la déposition d’une genre ou d’un stéréotype que de la scène emprunte de cette symphonie silencieuse. De sujets fluides en protestations mutiques, l’installation est une marche immobile pacifique, écho d’une culture matérielle où le médium corps est « un totem épidermique ».

L’orné serait force de guerre.

Raphaël Barontini, encore, et dans l’entretien qui suit cet article, décrit très bien l’extension d’une peinture de sujets, de portraits, de sociétés, agitée par le débordement dans d’autres champs et médiums. La peinture étendue, non pas alanguie mais de marching band, celle qui déploie depuis la toile libre et le costume de parade la présence indiscutable d’un corps, d’un chant, d’un groupe dans l’espace et qui embrasse dès lors l’épaisseur d’une histoire politique ou d’une culture mémorielle, immatérielle. Dans ce panorama textile, une vision englobée sinon créolisée circule de sens en cillement, de héros omis en femmes puissantes. Partant, l’apparition ou la « panthéonisation » à venir replace pour l’esprit du lieu, la diversité posée en nécessité, la vérité des épopées tristes et violentes, l’authentique d’une révolte.

De quelle transaction parle-t-on encore ?

Sans chariot ni foule attentive, David Hammons, marchande la place de l’humanité flouée. Marchandage comme l’acte de ne pas céder et de briguer le meilleur deal, de renégocier cette même valeur et de pousser l’avantage. De boules de neige Bliz-aard Ball Sale en empreintes anthropomorphiques Body prints, la ténacité de l’existence, sa valeur intrinsèque et non négociable sont discutées. D’une minorité diffamée à la réalité d’une reconnaissance d’état, l’œuvre entière de David Hammons est tournée sur l’importance de la mise en commun, de la puissance d’un corps médium, tampon et estampillé sur les insignes d’une communauté nation qui les lui refuse. De faire corps à corps et devenir héraldique.

2 Débouler – déborder – faire trembler.

Entretien de Mathieu Buard avec Raphaël Barontini.

Juillet 2023.

MB : La procession, si je peux l’appeler ainsi, et les formes d’acting ou de performance de corps vêtus sont très présents, associés ou synchronisés à ta peinture, qu’elle soit elle sur châssis, sous forme de grandes tentures et à fortiori en bannières montées sur portes étendards mobiles. Qu’est-ce que cela engage plastiquement ? Politiquement ? De quoi est-il question dans ces assemblages aux multiples dimensions ?

RB : Mon travail, c’est une remixage de codes traditionnels, liés au carnaval, mais aussi à mon héritage culturel et familial. Et même, au delà, avant de passer à l’acte de performance, mon langage plastique procède d’une relecture de codes, où la question de la pièce portée, d’une pièce picturale qui devient autre, comme les bannières, suppose une activation hors de l’espace muséal ou de celui de la galerie. C’est une pratique et des objets qui m’intéressent. Et j’y vois un vrai enjeu en tant qu’artiste. La question de la peinture qui sort de sa forme classique, émancipée du tableau, cette peinture là pose problème au marché, à la façon de collectionner… Mes bannières, capes, chaps, sont des pièces picturales qui sont difficilement comprises par les collectionneurs, les institutions … Toutes ces tenues d’apparats revisitées invitent à voir la pièce textile comme autre chose qu’un tableau et posent problème à un mode de pensée très conventionnel et très franco-français aussi. Notamment dans la réception mais aussi dans la projection de ce que l’œuvre peut devenir a posteriori. L’in situ de la performance active aussi une contextualisation spécifique qui active un cérémonial

J’assume cette position qui est une partie vitale de ma pratique. Je ne pourrais pas me cotonner à travailler des formes textiles traditionnelles simplement parce qu’elles seraient plus acceptables pour la critique ou le marché. Même si j’ai une grande excitation à me confronter aux codes classiques de la peinture et à l’histoire du médium, j’ai besoin de ce pas de côté dans un champ qui est de l’ordre du vivant. À mon sens, cela donne une sorte de pulsion de vie à mon travail pictural. De le transfigurer sur un textile, sur une peinture qui ressemble à une bannière, cela change pour le spectateur la qualité de la réception de l’œuvre, jusqu’à en modifier la perception.

Ensuite, intégrer la peinture à la performance, et notamment comme celle qui est jouée au Panthéon « Nous pourrions être des héros », c’est créer un moment collectif, comme le carnaval peut être un moment collectif primordial pour la vie d’une société. Comme aux Antilles, comme les Sambodromes au Brésil. Et souvent parce que l’histoire des carnavals est empreinte de questions sociales et raciales. C’est intéressant de voir qu’au Brésil, il y avait un carnaval officiel mené par les castes européennes et riches de Rio pendant que dans le même temps s’organisaient des parades plus underground dans les favelas et qu’aujourd’hui ceux sont elles qui ont pris le lead. Et quand bien même le carnaval est davantage institutionnalisé et que c’est bien un spectacle dont on parle, c’est la victoire politique d’une esthétique d’afro-descendants. Comme à la Nouvelle Orléans, où l’esthétique Black Indians, défend et trace une expression culturelle où l’idée de Native American témoigne de communautés indiennes et noires solidaires face à l’esclavage et à la colonisation… Le carnaval est toujours l’expression d’une revendication politique.

Performances et moments collectifs aux qualités mémorielles qui me permettent d’interroger l’histoire et par cette typologie de l’évocation mémorielle de créer un moment contemporain dans l’espace public. Au Texas, au SCAD Museum en 2020, avec la performance « the golden march » autour de la biographie de l’abolitionniste Frederick Douglass, performance quasi cérémonielle construite autour d’un marching band, qui reprend l’expression traditionnelle de la musique militaire du sud des États Unis et qui trouve notamment ses origines sonores et de paraître pendant la guerre sécession.

Performance à la dimension mémorielle encore, lorsque des cavaliers proposaient par leurs présences de réévoquer la bataille de Vertières en Haïti, bataille décisive et finale en 1803 pour la liberté, point d’orgue de la révolution pour l’abolition de l’esclavage, échos aux personnages héroïques et méconnus Jean-Jacques Dessalines et François Capois qui succèdent au commandement lorsque Toussaint Louverture est arrêté.

Alors au Panthéon, en octobre 2023, pour « Nous pourrions être des héros », le Mas de carnaval, groupe

Groupe à peaux Antillais constitués de tambours en bois aux sonorités beaucoup plus africaines, à l’appui de bannières et d’une grande fresque textile, fait apparaître par la performance et le groupe de danseurs un panthéon imaginaire de douze figures historiques, majoritairement féminines, noires et métisses, d’héroïnes et héros qui ont contribué à l’insurrection et in fine à l’abolition de l’esclavage. L’idée de faire retentir dans l’enceinte du monument le Mas installe l’hommage et la cérémonie de ces figures engagées, telle une panthéonisation.

MB : Ce qui est éclairé ici, c’est aussi l’importance de l’in situ de chacune de tes performances, lieux et paysages historiques qui font un écho immédiat par le contexte au geste pictural et cérémoniel déployé. Alors si l’on repense au sonore, d’une matière qui augmente le dispositif, mais aussi par la richesse des signes et registres ainsi que la pluralité des moyens plastiques… j’aimerai maintenant aborder l’aspect plastique de tes œuvres dont l’expression m’apparait transgressive. Une subversion utile. Peut-on le dire ainsi ?

RB : Oui, dans la forme, je m’autorise toutes les potentialités colorées et les matérialités les plus diverses. Potentialités justement issues de cet héritage visuel du carnaval et des traditions populaires. J’achète lors de mes voyages et résidences des matières premières textiles et des ennoblissements. Ça a été le cas au Mexique, en Haïti, à Singapour… Il y a une idée de séduction visuelle, et parfois on peut être à la limite du bon goût, sur des accords colorés osés qui flirtent pour la peinture et le vêtement sur des pentes peu conventionnelles, par la matérialité et l’imagerie hybrides.

Mais au-delà de la forme, sur le fond, c’est une poétique politique, de confronter le médium à d’autres formes, dans ces pas de côtés, c’est une expérience du débordement. Médium débordé sciemment par l’usage d’une frange, de finitions de mercerie ; cette matérialité apporte une dé-hiérarchisation spécifique.

Peinture excitée d’un « déboulé » qui est une forme de mouvement de parade à la Réunion, comme l’expérience de corps la foule devient une dynamique collective, une masse où le carnaval insuffle une rythme, la manifestation d’engagements corporels. De cette masse sort une danse collective, spontanée… Ainsi inviter un groupe associatif dans le cadre mémoriel du panthéon, activer des drapeaux et des bannières, travailler l’expression collective, un rythme, une parade, ce « déboulé », toute cela va définir la cadence et la matérialité transfigurer par les corps. Dans le surgissement que j’anticipe au Panthéon, à cette allure et par surprise, l’espace public ou institutionnel sera entrepris de la dynamique des corps, subversive, celle qui agite la bienséance usuelle, des relations des uns avec ou contre les autres.

Mathieu Buard, septembre 2023.

06/2023 LUTINERIES NOCTAMBULES FOUTRERIES D’AUBES_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES V_LA NUIT_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

LUTINERIES NOCTAMBULES  FOUTRERIES D’AUBES

03/2023 Éditorial_NOW.HERE - NO.WHERE Les temporains en voyage.Textes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

NOW.HERE – NO.WHERE

Les temporains en voyage.

 

Éditorial pour Temple 11_Made in Japon 

 

Sur une pancarte de métal émaillé blanc plantée proprement sur la cime de la montagnette, talus de basse altitude, étaient dessinés selon les règles de la lettre peinte, dans une uncanny graphie ghostique, les termes impassibles ‘ NOW.HERE – NO.WHERE ’. Implacable sentence, coordonnées GPS cryptiques, toponymie de sphinx appliquée brodée sur le devant du paysage, gaufrage à chaud de cette carte postale, la vaste étendue courrait par delà, au plus bas du monticule rocheux, fameuse ronde bosse horizontale. Les mots échappaient à la chose vue.

Fouillant sous sa houppelande logotypée et écocert, l’autre dit « l’intrépide », trouve dans la poche cachée de son habit l’hardware domestique, mamelle quotidienne des laitages et nectars en favoris des industries culturelles et créatives. Il saisit le code à la source. L’IA farfouille. L’autre tempère. L’IA ne donne rien, ingrate. Le temporain tempeste. Enfin… l’IA ne donne pas rien mais presque rien. S’affiche dans les entrelacs numériques un amas pittoresque, à l’image du lieu. Tactile, la houppelande retroussée et l’écran comme écu, la cape au vent quoi, l’intrépide zoome et plonge.

Ça clignote.

L’autre absent à l’un, absorbé à sa tache archéologique, tout occupé à déplier la matière data comme on époussetterait la surface ciselée d’une étagère rustique chic à la découverte d’un mobilier antévernaculaire, d’un chækgeori insalubre, sinon d’un réceptacle dépositaire des souvenirs glanés ou mieux encore des baldaquins lacustres des savoir-faire martyrs et bourreaux de la matière que l’on trouvait dans les recoins des temples manufacturiers - il cherche dans le feed. Trésors, anima et gestes virtuoses d’une unité commune, un folklore en soi. Tout cela et presque rien.

Recouvert de la pellicule de poussière ad hoc et au dessous de laquelle s’agite encore une led aux flavescences changeantes, l’éternelle allumée par la puce solaire intégrée qui lui sert de pis, trouve son ressort dans la marchandisable jactance énergétique et flux tendu du soleil qui nourrit la chimère kawaï High Fidelity et lui fait pétiller encore et toujours le bout, d’où sort on l’aura compris signaux, sucs et émanations nacrés d’iridescents coloris que la décence a drapés de gris, grand voile de dignité poudrée que les années produisent. Et qui éclaire l’environ d’une lueur compagne.

À l’arrière plan, au rond de bosse susdit qui fait face, bel archipel minérale du derrière de la pancarte que notre temporain ausculte et se plait à dépeindre pour lui-même, désynchronie. Debout, la basket solidement arrimée au monticule, les mains dans le dos, rejouant la scène de Friedrich et pensant voir le voir de la vague du Maistre Hokusai, il rêve au lointain et coquerique « ô exotisme, horizon chéri ». À cette vision de cabinet de domestication des matières du monde par la vision temporaine se couple l’écho marmonné de l’intrépide qui dissèque, quoique prisonnier de l’algorithme, le nappage cradoc de l’immatériel environ numérique #excès#fétiche#bondage.

On débranche.

Le cosmos du derrière de la pancarte s’étend indifférent, autel stéréographique ou gros dragon gras, tokonoma éphéméride d’une entre réalité. Sans entrave, subversif en soi, la matière comme les glissements de terrains, mondaine d’un lieu, outre mondaine de l’autre, s’énonçait sans panique, dans une profusion pornfood, pratiquant l’intensité, le calme et les transgressions, l’outrance et débord volcanique avec la même volupté qu’un divertissement télévisé.

Contemplant avec effroi la situation, solitaire on le sait, le temporain étire sa téléscopique pulsion et shoote.

Temple 11 - Made in Japon, c’est possiblement la pensée des ailleurs ou l’esthétique du divers chère à Victor Segalen, cette multiplicité et la fabrication d’un regard qui l’accompagne. D’où voit-on ? Qu’est ce que cela fixe ? Ce qui fait le nœud, non content de penser le savoir-faire, de ce qui se fabrique dans son énergie et engagement depuis la matière ou le médium, c’est au Temple d’en adorer les excès, la virtuosité, de ce que cela déplace dans les univers et habitudes, les us et coutumes. Donc faire depuis une culture, faire depuis une technique, faire depuis un lieu, faire depuis une matière, et surtout faire avec. La cape au vent, inéluctablement.

Tire la chevillette, la vision cherra.

Mathieu Buard, janvier 2023.

12/2022 DANSER L'IMAGE Ballet nationale de Marseille Direction (LA)HORDETextes longsJBE Books

Marseille, BNM - Moulins, CNCS

09/2022 CORPUS, Every why as it causeTextes courtsFEU_Issue 3_HEARTBREAK

 

CORPUS, Every why has it cause*

 

Acycliques et encycliques, les modes de Raf Simons marquent l’époque et travaillent à éclairer un corps et une allure, un faisceau de singularités, le portrait panoramique et semble-t-il inchangé d’une génération de silhouettes ; canoniques  ? Regarder les presque trois décennies de vestiaires que composent le corpus de ses collections, d’abord pour Raf by Raf, glisser vers les jardins de Jil Sander, en découdre avec Calvin Klein et enfin collaborer avec Muccia chez Prada  : le style de Raf Simons énonce une typologie de corps, celle d’un jeune homme - nous parlerons de cela en faisant l’impasse sur la time capsule chez Dior - qui s’est détaché sinon libéré du modèle accablant de déterminisme extrait des années 80 et prônant une liberté qui n’est pas seulement celle prise au regard de l’ainesse ou du paternel, mais plus globalement de l’expression d’une identité à soi seule, paradoxalement indéterminée et volontaire. C’est-à-dire peut-être dissidente de la globalisation émergente d’alors…

* Matthäus Schwarz, 1518 

 

 

« Qu’est-ce que c’est ? » [1]

« If we consider the male, the female, and homosexual as the first, second and third sex, the fourth sex might be that of adolescents. But adolescence is above all a sexually undefined state. » [2]

Deux livres sortis consécutivement tiennent lieux de synthèse du Label Raf Simons fondé en 1995. L’un, le Quatrième sexe, pour le traduire et lui rendre la proximité non dite d’avec le livre de Simone de Beauvoir que lui avait emprunté alors l’auteur, parle du corps adolescent et pré-post adolescent. Sans différence de genre ni de désir, sinon celui porté par le spectateur, le livre décrit un corps énergique, extatique, violent, ironique et sexuel, en ce sens, émotionnel. Comme traversé par une multitude d’états, variant, translaté vers une zone indéterminée, c’est-à-dire dans l’expression d’un pur présent, ce corps est changeant, linéaire, blanc, filiforme parfois, et porte le je-ne-sais-quoi, sprezzatura indolent d’une élégance sans expérience, qui se sait et ne se calcule pas. Cette suspension se charge de fasciner l’autre, et par l’ouverture de cette figure, des possibles qu’elle porte, qui ne sont pas un renoncement, mais l’incertitude de l’être, du non définitif se joue le premier corps de Raf Simons. Les traits des visages des hommes flirtent avec l’androgyne, le juvénile, l’ambivalent et la gueule comme le portrait de Robbie Snelders, figure centrale pour le designer, lui qui ouvre le bal du second livre « Raf Simons Redux » édité aussi chez Charta. Robbie irradie et se constitue en modèle et muse. Des modèles masculins impossiblement analogues que l’on nomme cabine sauvage, « open casting » dirait-on, s’émancipent de la norme toute musculaire des agences d’alors. Nowhere, les mannequins depuis le départ, entrent et sortent du champ de la caméra, une bande, une cohérence élective, un bel ensemble qui n’est pas la caricature d’un groupe de musique précisément, mais une meute qui s’est trouvée et éprise. Effectivement, non loin de l’allure de Kurt Cobain, mais tout autant de celle de David Byrne, trainent à l’esprit mais leurs carcasses sont trop vieilles. Le goût de Margiela pour le sauvage aussi, mais le corps élu chez Martin témoignait davantage d’une usure, d’un râpeux, d’une radicalité brutaliste, plus mâle.

La théâtralité de l’indétermination des corps chez Simons, du flux et d’une qualité de présent sans objet, une frêle errance, s’accompagne d’un vestiaire qui hybride l’uniforme, déverrouille les formes standardisées et précisément déjouent les typologies et niveaux de gammes. Une chose signe l’ensemble, l’élancée de la silhouette, flottante et fine, l’épaule globalement visible et resserrée, comme à l’os. La coupe de cheveux claire, la taille sur laquelle repose le pantalon est basse pendant que la fourche est haute : la jambe est dessinée, dégagée, élancée. Une grande lisibilité de la silhouette qui fait voir un corps hyper oblong, transitoire et fugitif.

Si le XIX siècle porte le costume comme le modèle des élégances d’un corps sans norme, le XXème siècle introduit dans le vocabulaire des formes vestimentaires la norme sérielle standard – Tee shirt, jeans, sweatshirt – déclinée par le jeu des nomenclatures, xs, s, m, l, … La possibilité d’associer les pièces d’habillement hétéroclites c’est-à-dire moins arque boutées sur le tayloring ouvre des hybridités d’allures. Porté par l’industrie du prêt-à-porter la possibilité d’un décontracté explicitement masculine sport, work, casual wear se déploie. Les allures vestimentaires dessinées par Raf Simons dès le défilé de 1995 rejouent cette diversité en y associant et modifiant les lignes et corpulences. Si loin, le corps et le vestiaire du capitaine d’industrie, du banquier, du vrp, de l’inspecteur, du héros moderne en somme et de son costume uniforme. Tout contre aussi l’uniforme scolaire qui normalise et que l’on se doit de bien porter, dans la convenance du respectable. Ici, l’allure associe le tayloring avec les autres registres, le presque rien et parfois le costumé sans verser dans les subversives et punks allures d’Helmut Lang. Certains disaient minimaliste, il y a quelque chose de classique baroque plutôt chez Raf Simons pour son label. Des proportions qui modifient les formes et les signes qui les ornent, une manière d’associer les genres sans corrompre le geste et la lecture de l’ensemble. De parler d’une élégance singulière, sans coquetterie, d’un goût pour le détail plutôt que pour la convention. L’uniforme ici est polyphonique, incompressible à l’un, chargé du singulier et du multiple, précis et discret. Et interroge de fait, les limites de la masculinité comme dans un temps suspendu.

Cette esthétique se poursuit chez Jil Sander pour lequel il déploie la même attention à dessiner si près du corps, à discuter âprement la morphologie de sa cabine. L’ensemble se standardise pour autant un peu, mais reste le laboratoire, avec le déploiement d’une silhouette féminine en écho symétrique, d’une masculinité juvénile, plus enthousiaste et sensuelle. L’enjeu de définition d’un corps est moins précis peut-être parce que le designer est au service d’une autre maison, pour la première fois, et qu’il s’inscrit davantage dans le concret du marché. Easy and ready-to-wear. La masculinité est bordée, patinée et fatalement moins en recherche ; Clément Chabernaud, mannequin de l’élégance française en devient la muse et symbole classique. L’amour naissant, comme chez Sébastien Tellier. Un charme discret toujours et cependant moins la formulation d’un statement en crise, si l’on repense à la collection Riot Riot Riot Fall/Winter 2001 - 2002.

Made in USA - Made in Italy

Du jeune fluide au jeune full sexy, davantage inclusif, la silhouette se réforme, changement de mœurs changement de corps. L’enjeu de la cabine chez Calvin Klein, garçon et fille en même temps, dans la perspective expressive d’une America first : Raf Simons et Willy Vanderperre emmènent l’éternelle jeunesse sexualisée en slip de Calvin Klein au Musée, brand géante made in USA, où ils auront moins narré des promesses de style que de spectaculaires déshabillés. Dans la lignée d’une exploration du ready-to-wear américain et des images, médiatiques, Calvin Klein avec Raf se pose en ovni singulier, minimal et sexy, agent provocateur efficace aux incarnations teenages urbaines. Industrie à corps rêvés et fabrique à icônes, la marque CK les proposait déjà, notamment avec Kate Moss jeune muse (1990) et Mark Whalberg mains au paquet (1992) un corps ajusté, sec ou fitté, dont les vêtements sont le prolongement des lignes radicalement tracées dans les étoffes simples et sans apparat : agencement des prémices d’un minimalisme unisexe, généralisé désormais, et qui rompait alors avec « la belle et grande » distinction classique « d’un homme est une homme, une femme est une femme ».

Mais c’est sans doute dans une réalité de produits commerciaux, qu’il tente de mixer les attributs des genres et les faire exister directement dans la rue. Particulier, en cela que cet uniforme supposé ne semble pas en être un. Plutôt l’exaltation d’un hyper individualisme, sans genre. L’architecture limpide du vestiaire de Calvin Klein dont les gimmicks matières couleurs surfaces de Sterling Ruby en print et en retail hybride les natures, horizontalisées. Pleinement efficace, tourné vers un présent éternel, avec des images d'une immédiateté frontale : un projet de style de vie défini par le contemporain. La DA consistant à placer des corps momentanés mais éternels pour ce qu’ils incarnent de jouvence et de liberté, érigés en icône. C’est le projet de Raf Simons, semble-t-il, de faire de ce corps transitoire et indéterminé une idole sexuelle aussi lointaine qu’inaccessible. Le corps sexuel sans la révolution ?

« You are a star
You wear it well
You blow my mind tonight
So we can dance all night

Nothing I could tell you
You look good when you wear it well
Nothing I could tell you
You look good when you wear it well [3] »

Enfin, maintenant, telle une aventure épique et cinématographique, Raf rencontre Muccia. Prada associe à son nom Simons et revisite dans le même temps l’uniforme identifié de l’illustre maison sans pour autant faire vraiment évolué la mixité ou pluralité de la cabine. Le jeune homme marche seul, tel un faisceau mu par la musique ; la cabine est sans équivoque juvénile et plus sexualisée que jamais. Ici, voyons le show spring 2022, encore plus instantané et presque feulant, de mini short et de trensh aux manches courtes, top less, un bob marquant l’horizon de la vision, le mannequin est météore ou irruption. Ni scoot ni soumis, plutôt l’Over look, too much sur canne de serins. L’érotisme n’est plus suggéré, en cela le cinéma qui s’y joue est si loin de Mort à Venise et si proche du Satiricon/Decameron. Dans le premier show 2021, dans un théâtre de couleurs et de matières, à nouveau, le corps est un bolide hyper déterminé, dont la trajectoire, vectorisée, est non pas fluide mais fulgurance ; individualisée, seule, nomade ou monde autonome ; la carrure est ajustée comme tournée sur soi, sans égard pour l’extérieur et totalement narcissisée. Self is the best ? Seule la musique qu’il écoute compte, sur une mondanité d’influenceur.

Mathieu Buard, juin 2021.


[1] Court extrait des paroles de la chanson Psycho Killer des Talking heads, 1977.

[2] Extrait de la quatrième de couverture éditée par Francesco Bonami and Raf Simons, in The fourth sex Adolescent extremes, Charta, 2003.

[3] Paroles extraites de Ready 2 wear, Felix Da Housecat, 2004

03/2022 Éditorial_À l’horizon, clartés obscures et temporains voisins.Textes courtsTEMPLE_10_La Farce

 

À l’horizon, clartés obscures et temporains voisins.

 

Éditorial pour Temple 10_La Farce

 

Au plein cœur de la cour, cette esplanade pentagonale oblique sertie de tours fameuses – fallait-il être simplet pour penser qu’une pente fut propice à offrir aux chalands et marchands le cadre heureux d’un commerce facile ; sitôt qu’une pomme tombait d’un sac malhabile, le pauvre hère fraichement propriétaire courrait à sa suite, l’aliment roulant son chemin vers le coin nord, si près des latrines. Les échoppes mêmes étaient construites chaque jour de cales et de briques pour contrer cette bizarre topographie, aussi rien que de l’équilibre gagné du retail, la journée était de facto acquise – les temporains s’agitent. L’activité mène bon train, le business joyeux laisse planer le sentiment d’une opulence dodue, ventrue, un brin libidinale. Les échanges et bons procédés fusent et les trocs de haillons comme de mets suris participaient d’émouvoir encore et encore le feulement et la rumeur de la foule. Le plaisir du jour.

Dans la Citadelle, sur cette place, piquée de pilastres monuments et de colonnes pléthoriques aux motifs glanés d’entre lesquelles fanions, enseignes et héraldiques agrémentent toujours les genres de la scène, plus en haut, une fontaine trône et gicle. À grand renfort de verroterie de couleurs, la foule labile se presse et s’abreuve, parachevant ainsi la mastication à l’heure zénithale et ouvrant le temps dévolu d’une clopine, d’un contentement posé, une main dans la besace. Le tableau d’alors est pour un temps figé et donne à lire, tel un éphéméride annoté des lunes et des saintes, des fêtes et des jeux, une bigarrure certaine – comment ne pas voir que le goût du voisin est franchement pourri, quand on a le temps de détailler, à la troisième latte, le gobelet vidé, la mise assurément dépenaillée de celui-ci, de celle-là, assorti d’un commentaire intérieur cynique et haut placé : franchement, mon leggings il est top, j’ai bien fait d’le chopper. L’interprétation de la scène fluctue : médiévalité selon la cour, asymétrie des codes selon les influenceurs, fluidité des matières selon la police montée. Passé le vestiaire, la mise des cheveux ou de ce qu’il en reste est passionnante, le cheveu, prothèse vernaculaire du reste, est tant bien que mal apprêté. Baldassare Castiglione disait déjà dans Le livre du courtisan qu’un toupet bien dressé fixait le reste.

Bref, les temporains sont sapés.

Chaque soir il fallait faire place nette, évidemment. Le jour cédant aux rituels de la nuit et aux suspensoirs obscènes, sous les tours fameuses et d’entre les colonnes et pilastres non moins millénaires, lâchant d’évanescentes fumées jaunes, les temporains, d’une tenue de soir agrémentée viennent cueillir la gigue comme le gonze, bousculer le gueux et ripailler du gros. La fête, la farandole, la parade. Au stand des saucisses, sous les lumières joueuses, les derniers cônes cuits sont farcis d’allégresse, recette d’un tout venant tassé et d’hétéroclisme tacite. Le coquin récite son ode, déclame sur le qui-vive ces affabulations. L’écosystème ici ne nie pas l’organique, les nudités et chiffons se mêlent, l’armure laisse à paraître de fébriles nuances de peaux, les crevés et autres tubes de tricot aérées moulent et dévoilent. Ça balance pas mal.

Temple 10, dit de la farce, est cette citadelle ouverte, tableaux et plateau de jeu sous le haut patronage de Bosch, Le Guin, Shakespeare, Britney et consort, qui trace avec délectation une esthétique de la radiance, les atermoiements heureux des voisinages, le partage du goût de l’entre deux, du mauvais genre ou de son absence de souci, plus simplement. La farce aussi comme l’affirmation, dans le champ du contemporain d’une liberté sans conformité consensuelle ou primesautière, de le dire me direz vous c’est déjà foutu, d’une écriture serpentine qui glisse d’assemblage en assemblage et dans ce volet Temple, non pas l’erase data classique, la nouveauté à tout crin, mais la variation de formes diverses, propose un regard.

Mathieu Buard, décembre 2021.

10/2021 Xolo Cuintle_ContrescarpesTextes courtsSainte Anne Gallery Paris_texte d'exposition

 

Contrescarpes

 

Depuis le haut de la contrescarpe, d’un demi œil il scrute, depuis cet ultime repli, le plateau désertique et poudreux, paysage non-stop, où l’hiver carbonisé lui semble avoir recouvert d’éternité l’horizon d’une nappe gris de cendre. La nuée trop rapide brasse le sol et fond sur les reliques du parapet coiffé de balustres, machins résiduels ou quasi rocaille zoomorphique qui habillent, comme une crête malhabile ou une collerette faite de clous, le fossé profond. Vestiges qui le masquent, affalé dans le haut des marches, l’œil tourné vers cette masse qui se précise si, trop, rapidement. Une meute plutôt qu’une masse. Elle avance vers lui et agite du sol cette matière instantanément atmosphérique, lancée frénétiquement vers la multiplicité de modénatures qui l’abrite. Menaçants, les bouts de membres surgissent énervés du mælström et sont sitôt ravalés, aussi sauvagement qu’ils en saillaient. L’amas de poussière qui vient converge. La lumière écrase le gris spectral, le son est tapi, étouffé dans cette odieuse poussière. L’inéluctable se signe de l’absence de toute empreinte d’un son dans l’espace. Rien.

Derrière lui, tout autant, rien.

De contrescarpe finalement, il s’agit plutôt d’une falaise, raide, verticale, calleuse et méchante ; les quelques marches qui subsistent laissent de quoi amorcer la descente, mais trop vite la descente devient chute et le vide laissé par l’écroulement de la construction empêche tout accès à l’étage d’en dessous, c’est-à-dire le fond plat et humide de la gorge. Reculer, c’est crever. La meute l’acculerait, il ne saurait que chuter et rejoindre à la vitesse verticale, pomme lestée, foutue et sordide, le sol intransigeant de cette croute molle de terre ; finir comme une pauvre mélasse aqueuse dans les porosités de la crevasse.

La facture des marches lui apparaît comme trop ornementale pour la situation, chiadée et secondaire dans le cas présent. Si près du bord. Superfétatoire, pense-t-il, mais pourtant il s’y accroche. Il se perd volontairement, activement dans les grains et méandres des reliefs qui l’entourent, préfixé par le précipice. La meute se rapproche, il le sent, le grain volatile qui se déplace à la vitesse d’un vent violent porte à son nez l’humeur musquée d’une troupe d’organes suants. Ces loups.

Il ferme son œil. Ses mains s’assurent des signes finement taillés, s’assurent qu’il est encore là, lui, à la lecture de cette archéologie soudaine et rêvée, cramponné à ces quelques fragments d’architecture encyclique. Il domestique les ornements pâles. Le récit des courbes et des déliés l’absorbe. Moins livide, moins merdeux, il reprend sa position de scrutateur, décidé à voir venir les autres. Le vent s’est renversé. Comme à l’avant-poste, il rouvre l’œil, à demi. Le décor lui apparaît finalement rustique, le paysage plat, à l’infini, désert de grisaille, laisse apparaître des plantes qu’il n’avait pas, comme cristallisées d’une même pâte, ni céramifiées, ni crues, ni cuites, vues. Le vent a dégagé la plaine. Et au loin, une dune aussi improvisée qu’irrégulière érige un nouveau bord. La horde même est époussetée : de petits chiens brossés gambadent et se mordillent les pattes.

L’occurrence faisant la profession, il s’interroge : la végétation lacustre inversée à la surface du lac asséché trace par rhizomes et contreperformances une arborescence curieuse. Ni flore, ni décor, ni souillure. Une vie lente.

Les réseaux ornementaux sont hybrides, comme une grille invisible qui guide les ramures d’un poirier, mais ici les retours et boucles sont paradoxaux. Il cherche le mot juste qui donnerait à penser ces évidents dysfonctionnements, et maintenant qu’il a domestiqué les canidés du regard, il se plait à divaguer sur la terminologie des fleurs, fêlures et câblages phytomorphiques qu’il observe. Une chose frappante, balustres et branches sont du même substrat. Auto engendrement, interminable anastomose qui recouvre le lit du lac. Etrange mobilier, ces rameaux fabriquent par tresses spécieuses, un filet, une nasse géante, déterré sans égard et jusqu’alors souterrain. D’un outre temps ?

Une goutte perle. Une seconde lustre le sol. Une troisième. Les chiens s’abritent.

Aucun nuage pourtant, un climat d’albâtre. Les gouttes tombent et suintent sur les pétales, sur les commissures, les reliefs, les ronces, les arches, sur les petits toutous tournés sur eux mêmes, en masses énamourées. Le soleil mouillé trempe la scène. Ce théâtre, car sinon quoi, bouleverse l’œil mi clos. Le champ de sculptures sonne l’angélus de l’ensemble oublié. Une hypothèse lui traverse l’esprit : ces êtres agglomérés, formes portées à la peau de cette pierre bizarre, sont le miel de ce soleil pleureur.

Et si le vent venait de l’œil ?

Mathieu Buard, octobre 2021.

09/2020 L’ère insulaire_Du l’exo dans l’universTextes courtsFEU_ISSUE 2_Sacré

 

L’ère insulaire

Du l’exo dans l’univers

 

 

Il en va de la cosmologie des individus comme des planètes. Organisé selon un faisceau de liens, tissage invisible et métamorphe, constitué en société et ce faisant, mettant à jour un univers savant, un cosmos énergique et vivant, lui qui tient par les attractions et les flux, baigné qu’il est alentour d’une matière fluide et glissante de laquelle chaque singularité se concentre et se déploie, indéfiniment. Il y a du grain.

De l’île à l’archipel, d’une seule exoplanète à la somme des lieux qui fabrique une galaxie, à des échelles variables, se rejouent les systèmes et agencements dont les manières de vivre et d’écouler le temps, futur, passé, latéral… partagent des règles interspécifiques joyeuses, communes, comme se partagent et se fabriquent aussi un monde de singularités, somme de différences alternatives et non inertes, loin de l’équilibre symétrique, idéal et parfaitement déployé de l’équation complexe mathématique où le signe = annule l’altérité. Il y a de l’irrégulier et sa joie, ici bas.

Il est alors question de bord, de bordure, de lisière. Et finalement naviguer vers une île ou rencontrer une singularité c’est comprendre dans un premier temps la mesure des variations que nous expose le rivage de l’autre. L’estran rocheux, celui qui se découvre lorsque la mer se déplace ou s’excentre de l’île, donne à voir cette variation particulière et offre le sujet, que l’on peut lire dans le temps magique de cet effeuillage. Curiosité que l’on observe de loin, cabinet des merveilles, base de données ou collection de cailloux, choisis et montrés. Il y a la traversée et une barque bien gouvernée, cybernéticienne, en bonne intelligence.

L’insulaire, lui, est celui qui étymologiquement appartient à cette île, prise comme point d’origine tout du moins, et trace le milieu (pas le centre mais l’environ) et les confins (ici le confin sans « s » deviendrait le bord de la singularité, une boucle, un beau nœud). Etre île, serait finalement définir le champ ouvert d’où rien n’échappe à l’attraction, la gravité du sujet en son cœur. La singularité s’y déploie de façon non binaire, tel un trou noir, et offre cette complétude ambivalente parce qu’asymétrique et expansive. Etre proche d’une singularité pour soi, c’est être aussi pris dans le tellurique et le liquide, entre deux flux, deux vitesses paradoxales, deux impermanences, la mer et la croute, à fonds perdus. Où opèrent les distorsions et anfractruosités simultanées. Il y a du mouvant plutôt que rien dans l’horizon galopant.

Celui qui navigue, finalement comme Michel Foucault le décrit dans Les Utopies réelles, ou tout autrement comme ces voyageurs exotes décrits Dans la toile du temps par Adrian Tchaikovsky[1], celui-là donc véhicule et pense les singularités en provoquant la rencontre, agrège une société, une cartographie des tendresses d’un monde, entendu comme l’infini des possibles. Et dans le même temps, dans un grand retour sur lui, qui le confine et le déploie, « face à face avec lui-même » dirait Victor Segalen, il s’accorde, l’exote ; ce qui est beau chez Tchaikvosky c’est la double rencontre, radicale, des araignées et des hommes, par le langage, le contact, la guerre et puis l’organique société qui s’invente par delà l’a priori des différences physiologiques et des modalités de représentations qu’impliquent cette physiologie et qui définit une géopolitique ou « biopolitique » pour chacun. Nous pourrions citer alors d’autres récits imaginations, de personna outrecuidants ou téméraires, chez Dominique Gonzalez Fœster, Andréï Tarkovsky, James Graham Ballard, qui jouent de cette étrange limite, d’une pensée ouverte sur l’ère insulaire. La trajectoire, le déplacement, le pas de côté sont l’expédiant salutaire du poncif, l’anxiolytique face aux angoisses du vide, de la mort, de la fin, pour celui qui ne pose pas, pour un temps seulement, ses propres confins pour mieux les contredire. Il existe ce grand attracteur.

Loin de la figure héroïque, dans cette cosmologie non inerte, les flâneurs et les flâneuses de galaxies, glaneurs et glaneuses, stylisticiens tout autant, avec pour seul bagage une langue véhiculaire et sans grand récit cathédrale, déplient la transgression, dépassant les régions du connu, et décrivent « le geste qui concerne la limite (…) l’éclair de son passage [2] », jouant des aspérités et des porosités des îles, le vide d’entre les planètes, au présent de la métamorphose. Dans cette transgression, il y a le feu sacré, on le sait.

Mathieu Buard, mai 2020.


[1] Adrian Tchaikovsky, Dans la toile du temps, Folio SF, Edition Gallimard, 2019

[2] Michel Foucault, Préface à la transgression, Edition de la pléiade NRF Gallimard, 2015, p 1199.

  • Voir plus :

06/2020 Une KyrielleTextes courtsProfane_numéro 10

Kyrielle*

 

 

Une collection est sans coup férir la définition d’un style, sinon de sa figure[1].

 


[1] Le goût du collectionneur y apparaît là comme l’expression d’une série d’obsessions qui lui sont propres, rétroactivement. Et cependant qu’au départ, la bizarrerie d’amasser, d’accumuler ne donne pas la qualité, pour un temps seulement d’ailleurs, de l’idée que l’on devienne collectionneur, les gestes répétés et compulsifs écument le présent en vue d’une trouvaille ad hoc. Celle là, celle de plus, celle qui manquait. Indéfiniment, quand la mer lèche un estran rocheux et découvre des cailloux et coquillages oubliés, le glaneur interloqué mais précis, coriace au divers y fixe son œil. Il cherche à nourrir la typologie, prend un seau et une pelle et creuse sitôt, encore et encore, dans les sillons du réel. Insatiable.

 

Nous nous intéressons à la passion joyeuse de Laurent Goumarre, dont la kyrielle d’œuvres et d’objets témoigne de collections particulières, agencées. Du lieu, son appartement, où, se tient touche à touche une grande totalité, où exultent ces typologies saillantes. On pourrait procéder en deux temps. L’un offrirait la dimension d’ekphrasis**, c’est-à-dire la façon dont nous parlerions en détail, précisément, des collections taillées une à une par le maître. L’autre, hypotypose***, commenterait avec couleurs l’agencement. Et ses règles, car il y a toujours. Nous le tenterons, mais l’intrication, disons les mailles de la collection, looks chinés polychromes, sont très serrées.

On pourrait causer modèles. Des Esseintes dandy rêvé, Carlo Mollino dandy réel, et leurs appartements témoins mais cela consisterait à banaliser, ce qui chez Laurent Goumarre est un goût pour un hétérogène, des formes du pittoresque décoratif, des imageries et iconographies sans hiérarchisation de classe ni de genre. Populaires, sexuées, naïves, animalières, critiques, folles mais jamais abstraites. Ainsi se définirait le style du collectionnisme Goumarre. Une image me vient, à la manière dont les éléments sont rapportés entre eux, sans peut-être la même nécessité d’en faire un métier donc un exemple, ce serait la figure que construit l’ensemblier décorateur Tony Duquette. Dans l’intensité du recouvrement de l’espace, où le propriétaire est presque chassé de chez lui par la foule des objets, des peintures, des céramiques, des cartes postales… Théâtral et total, dont les côtoiements figuratifs frôlent les abords d’un accord kitch, absolument consenti. Dans la même mise à plat systémique qui recompose un collage géant en lieu et place du domestique. D’une saturation emphatique : une somme. Une place pour s’assoir ? Peut être là, à gauche de la pile sur cette chaise memphisséenne, ou non plutôt sur ce tapis imprimé façon tapisserie 1950.

D’agencements il est donc question, d’accrochages plus encore. Laurent Goumarre raconte comment un matin, ou peut-être une nuit, il se prend à déplacer les choses, les redispose, en change les places. Dans cet appartement, au commencement, tout est mobile. Tout contre les cabinets d’art et merveilles justement. Et comme la théorie des intrications quantiques, enchevêtrements d’un système invisible de dépendances, distances et de liaisons variables entre les éléments, ici des objets et œuvres, les intrications sont des occurrences aux sources de paradoxes visuelles. Complexité que l’on pourrait caricaturer et dont seul le maître a le secret. Mais l’a-t-il seulement ? L’intérieur de monsieur Goumarre développe une sorte de propriété des ensembles, avec intensité, épris de ses glanages, il ajoute des séries de panoplies aux séries de panoplies, qu’il éclate ensuite, et dispose par touche et écho, à la manière picturale impressionniste, dans l’ensemble de l’appartement.

Les familles sont recomposées. Sauf peut-être dans la cuisine, lieu du dur, du cuit, de la céramique qui emplit les placards, dessus, dedans, dessous, partout. Belle céramique, nous y reviendrons. On a comme le sentiment d’une collection de digressions heureuses. Et le fruit de chocs primordiaux m’indique aussi Laurent Goumarre, possiblement, lorsqu’il a ses premiers émois esthétiques, enfant. Devant Suspiria de Dario Argento, dont la couleur est vorace, tenace, impudente, décorative et meurtrière. Devant un roman photo porno. Et de la pulsion scopique, de l’image immédiatement vue, réelle, crue. Cependant, pas d’œuvres pornographiques dans le grand cabinet appartement, (sauf si un enfer me fut caché lors de cette visite), un érotisme certain, sexué, ça oui. Cela donnera aussi un ton, un rapport particulier à la matière, aux matériaux, au compulsif, au subversif, à la ritournelle.

D’abord faits de photographies et de peintures, d’objets de design et d’objets du divers, les ensembles sont constitués et accumulés, avec en point d’orgue la figuration. Photographie parce que nette, plane et frontale, espace d’un imagement dirait certains, comme de la peinture, dont l’accès et le choix ici se détournent de la virtuosité pour frayer avec la notion du motif, à la façon dont le mouvement américain Pattern and Decoration interroge les interstices et genres des médiums des beaux arts pour les culbuter aux régimes spéciaux des arts décoratifs, attachés eux au domicile. A cette échelle, dès lors, le design d’auteur italien, se décline. Très naturellement vous me direz puisque ces architectes designers Memphis regarderont les artistes du fameux Pattern and Decoration à leur présentation d’une biennale de Venise, 1979 je crois. On comprend surtout que les collections de Laurent Goumarre s’alimentent de saisonnalité et d’aller-retour, de surprise en matière élective. Le collectionneur est le commissaire de son goût.

Je déplierai ici surtout et en hommage les allées de céramiques, petits tumulus dispersés partout dans l’appartement. Parler à nouveau de la cuisine qui regroupe avec amour les œuvres de céramistes à la notoriété que trop peu reconnue. De Vallauris charmants, de potiers talentueux et d’émaux figuratifs (coq, chien, crabe, animalier vous dis-je). La céramique, ici c’est la forme de l’interstice : amateur, auteur, artisan, genré, plastique, moche, fulgurant, jouissif.

Comment tout voir ? Finalement ne plus rien voir ?

Que dire des chemises ? Je ne sais, des piles au bout du lit. Un placard dont la barre horizontale ploie sous le nombre. Surchargé ?

Oui.

Mathieu Buard

Paris, février 2020.

* kyrielle comme ensemble ou longue suite, mais comme jeu sonore aussi.

** ekphrasis comme description précise et détaillée, évocation vivace d’un sujet donné.

*** hypotypose comme ébauche et figure de style consistant à décrire une scène de si frappante qu’on croit la vivre.

Toutes définitions fabriquées à partir de CNRTL et Wiki. Merci

  • Voir plus :

03/2020 Vera SzékelyTextes longsÉditions NORMA

 

VERA SZÉKELY

Entre deux rives, la pratique solitaire d’une plasticienne.

 

« Il est difficile de me définir. Je ne suis ni sculpteur, ni artiste textile proprement dit, ni architecte… Je suis une plasticienne qui momentanément utilise en grande partie le matériau textile. Ce n’est sans doute pas définitif, il s’agit peut-être même là d’un opportunisme car c’est le textile qui sert le mieux mes préoccupations actuelles concernant l’espace. » p. 152 - Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

« Après Hanna Dallos et Paul Collin, mon troisième maître a été la solitude » p. 157 - Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

« Oui, je suis contre l’inertie, contre le statique, contre le laxisme, contre l’attente, les bras croisés. J’aime bouger, j’aime aussi être au calme pour réfléchir, me reposer. Mais le repos c’est aussi une fraction du mouvement, on ne peut pas courir sans cesse. S’installer définitivement dans un état, c’est l’inertie, c’est la mort. Je suis contre la mort en tant que manifestation totale de l’inertie. (…) » p. 155 Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

En regardant l’époque et sa grammaire prodigue.

Détailler rétrospectivement le travail de Vera Székely, s’est être confronté à une forme d’hétérogénéité manifeste, une pluralité de médiums et formats qui témoignent d’une trajectoire particulière, empirique peut-être. Et si l’on envisage d’embrasser d’un seul tenant cette pratique, d’offrir l’effort d’un exercice de clarification ou de définition, semble-t-il, l’artiste, elle, aura su déplacer et brouiller les lignes. Plus encore Vera Székely semble aussi avoir voulu déjouer, contourner, fuir même une scène institutionnelle classique qui cherche sa propre postérité, et ne laissera pour finir que des traces sans image figée ni protocole patrimonial : objets, signes et installations, qu’elle refuserait assez de considérer comme un ensemble ou un tout cohérent, c’est-à-dire d’assumer une œuvre non arraisonnée. Comme si sa trajectoire artistique était mue par une volonté d’émancipation, d’éloignement d’un modèle, d’une tutelle, du poids des choses, et de l’autre. Nous dirions volontiers que son approche est transversale et pluridisciplinaire, mais cela engagerait une relecture par bien des aspects anachronique.

Aussi, Vera Székely se nomme plasticienne, terme pratique qui assure avec justesse cette polyvalence des matières, matériaux et techniques qu’elle s’emploie alors à manipuler, le temps de sa vie, à déployer et contracter, étirer, écraser, briser, monter, lacérer, armaturer… Très vite une liste de verbes transitifs, d’actions s’égraine ce qui du point vue de ce qui lui succède, son œuvre, fabrique un constat d’évidence : un rapport franc, frontal et déterminé à la matière et à sa mise en œuvre, non pas virtuose, mais plutôt sensible, paradoxalement brutale et curieuse. Et finalement « opportuniste » tant elle nous invite à considérer ses choix comme des « hasards objectifs », termes qu’elle reprend à son compte à la manière d’un leitmotiv, d’un mantra.

Du début de sa carrière au sortir des années 40, d’abord graphique puis touchée par la céramique décorative entre autres crafts, des tableaux tapis aux sculptures boites de bois et de métal, jusqu’aux grandes voiles architecturées des années 1980, les productions de Véra Székely rencontrent l’époque et s’arriment aux mutations des formes de son contemporain. Celles du courant moderne, assurément, dont Picasso, Léger, Le Corbusier signent le temps long. Mais aussi des arts décoratifs qui élisent des architectes décorateurs, autres que ceux des « formes utiles », les ensembliers, auteurs des arts ménagers. Puis des glissements qui s’amorcent, par l’arte povera ou dans le grand continuum du minimalisme et post-minimaliste, notamment. Des changements de conceptions et représentations des œuvres qui trouvent des échos chez ces générations d’artistes. En regardant l’époque, chacun, absorbé, est une éponge de la grammaire de l’autre.

Le contexte pour Vera Székely, appliqué ou in situ on pourrait dire, déterminera assurément le protocole de production de ses œuvres, fixé par la commande privée ou la commande publique, par l’espace privé domestique ou l’espace public muséal, enfin par l’atelier, lieu d’une médiation solitaire. La notion de la spatialité sera fondamentale et cela dessinera une permanence et qu’il soit analogique, tangible ou graphique, l’espacement ainsi conçu entre les éléments, entre les formes agencées sera l’équilibre, le «  » du travail. Les écarts infimes, les resserrements et les interstices comprimés dans les œuvres importeront comme condition de l’existence de l’œuvre, comme l’expression de l’espace même : une profondeur dans le temps, la mise en suspens de la matière dépouillée, dans une paradoxale agilité inerte.

Depuis ces contextes décisifs, il se pose une série de questions, telle que la volonté d’une expression sourde et de la réception aveugle de son œuvre. De son expérience possible ou de son extériorité. L’œuvre est-elle offerte à un spectateur en particulier ? Y-t-il un spectateur rêvé ? Ou l’œuvre est-elle seulement ouverte à quiconque, dans une solitude créative à la Molloy de Samuel Beckett, où la perception est l’expérience induite, anthropomorphique, d’une présence insulaire ?

« Par contre j’ai le sentiment qu’il n’est pas nécessaire que les objets que je crée soient éternels. » p. 154

La trajectoire du travail de Vera Székely affirme une volonté d’émancipation, à de multiples égards. De la notoriété acquise depuis le trio artistique formé par André Borderie, Pierre et Vera Székely, de celui du travail du couple Székely lui-même et de l’appréciation enfin de sa seule pratique artistique, autonome, l’on comprend cette ambition d’émanciper un langage plastique singulier et de le signer de son nom propre. Emancipation de la figure classique de l’artiste, elle préfère l’entre deux, le processus, l’expérimental et l’éphémère, des saisons de gestes plutôt que l’éternité de l’œuvre achevée, consacrée et définitive. Emancipation encore, au regard des savoir-faire, de la tradition et des médiums ou catégories esthétiques et leurs propriétés, défiant le geste de faire, jamais pleinement adéquat au matériau et à sa mise en forme, technique. Se défiant aussi d’une catégorisation, ni artiste textile, ni sculpteur, ni peintre… que la critique d’art fonde.

De mouvement en mouvement, les déformations de la matière opèrent, une réduction expressive en un langage, où un vide plein fabriquera la boite, la voile, le feutre. Au présent, un geste après l’autre.

Ce présent article tentera de resituer l’époque comme il a été esquissé ici, l’époque de Vera Székely, de ce qu’elle traverse, de ce qui la retient, de son temps finalement et des résolutions et des caps franchis pour son travail. Du point de vue de la méthode, il s’agira de faire une restitution de l’œuvre dans un contexte de production, en la mettant au regard de ses contemporains. De façon parcellaire et choisie, partiale aussi, pour déployer une lecture, et faire apparaître les trajectoires, continuités, divergences et singularités. Cependant qu’un point d’achoppement interdira une adhésion pleine à quelque mouvement artistique en particulier : Vera Székely navigue toujours entre deux rives, et ne souhaite aucune escale.

« C’est que le style est répété, ou plutôt généralisé. (…) C’est cette force de maintien dans et par le mouvement qui permet d’identifier un style, et de l’identifier comme style : une forme se détache sur un fond, s’individualise et dure, car elle ne cesse de se re-détacher de l’indifférencié. » p. 22 Marielle Macé, Styles – critique de nos formes de vie, Gallimard Essais, 2016

Appliqué à la vie Moderne, le paysage domestique des arts décoratifs

L’esprit nouveau initié par les avants gardes artistiques de la première partie du vingtième siècle, du cubisme de Pablo Picasso, Georges Braque et Albert Gleizes, celui tiré de l’énergie du Bauhaus de Walter Gropius, Mies van der Rohe ou Paul Klee, celui des temps nouveaux aux échos fondateurs de l’union des artistes modernes, dont Le Corbusier, Robert Mallet Stevens, Eileen Gray, Charlotte Perriand sont les penseurs… Tout porte le projet et les réalisations d’un nouvel mode d’existence, d’une modernité exhaussée… La révolution esthétique, soutenue par un propos social et de progrès manifeste, rejoue l’articulation de l’art et de la vie et essaime des modèles, des formes de conceptions liés à la grande fonctionnalité efficace et inaugure un langage plastique nouveau. Il se fabrique alors, paradoxalement et rétrospectivement un grand style moderne, véhiculé par les expositions, les galeries, les villas aménagées, la presse et salons, de Milan à Paris.

Sans antagonisme et de façon concomitante, les arts décoratifs pris comme un grand mouvement d’ensemble, dont les salons de 1925 ou de celui de 1937 dénommé « le salon des arts et des techniques appliqués à la vie Moderne » à Paris décrivent une production artistique engagée dans ce renouveau formel et des usages et modes de vie, agrégeant à l’esprit nouveau la finesse et la complexité d’un autre modèle de faire dont la figure de l’ensemblier décorateur ou artiste décorateur participe, pensons ici à René Prou, Jean-Michel Frank, Francis Jourdain… Ainsi, de la manière de façonner et d’orner les objets, de façon certes luxueuse, avec les savoir faire et leurs traditions respectives, s’affirme un langage artistique supplémentaire où les œuvres et les objets et étoffes s’accordent, s’influencent, se coordonnent. Modernité dans une acception plurielle.

Déclinant des collaborations fines, au delà d’un clivage simpliste entre industrie et artisanat, le langage plastique de la grille moderniste, les motifs et sujets naviguent de la peinture ou de la sculpture vers les objets et les intérieurs domestiques. Des tables, chaises, aménagements produits par Le Corbusier et Ozenfant depuis les années 1920. Des tapisseries et tissages plasticiens d’Anni Albers initiés au Bauhaus de Weimar dans les mêmes années. Du langage très émancipé, sensuel et dans une manière de coloriste des céramiques et des étoffes imprimées ou tissés de Raoul Dufy… Ici, l’on pense aussi aux poteries et céramiques utilitaires réalisées par Picasso à Vallauris plus tardivement dans les années de l’après guerre et donc les formes sont la contraction géniale de références antiques ou premières dans leurs formats et de son langage synthétique cubiste, d’une ligne brisée multiple et figurale. Cette rapide liste d’artistes montre cependant la vitalité et la porosité d’entre les arts dits appliqués et de celui de l’art. Une nouvelle tradition des accords et de la circulation du langage artistique dans et par de nombreux matériaux qui, non content d’être la meilleure expression du projet moderne, intègre de manière organique cette écriture. Des arts de la modernité.

Lorsque Vera Székely s’installe à Paris en 1946 avec Pierre Székely, elle arrive avec un bagage créatif lié et baigné par les arts graphiques ; d’un art du signe finalement et de la composition. De la relation aussi du signe à la surface et à sa matière. La céramique sera cette autre surface qui accueillera son écriture d’alors sous influence des maîtres contemporains abstraits. Celle de Picasso, celle de Klee, celle de Giacommetti. L’émancipation du style « moderne » et de ces modèles sera plus tardive pour Vera Székely, par des changements d’échelles et de médiums que nous verrons. Ici le programme esthétique d’un langage déconstruit et abstrait, d’une composition qui prend la couleur et la ligne pour leur matérialité et les institue comme « constituants formels d’un médium donné, d’en faire les objets de vision1 ».

Depuis l’atelier de Bures-sur-Yvette, la céramique devient le médium d’une reconnaissance partagée, celle de Pierre Székely, sculpteur et Vera Székely décrite elle comme céramiste, que l’on comprend être la façon la plus simple de décrire sa pratique de la couleur par les émaux, du signe déposé sur la forme « libre » céramique, c’est-à-dire sur une forme en terre montée sans tour (technique du potier) ni moulée. Le travail collaboratif, un trio avec André Borderie, construit des ensembles complexes, où les créations sont signées du sigle triple szb. Ici le travail de sculpture, de peinture, de céramique et des objets convergent vers cette pratique de l’artiste décorateur finalement où tous les objets réunis sont traités dans un même langage esthétique, et dont la chromie s’accorde parfaitement ; nouvelle tradition d’ensemblier évoquée plus haut qui permet de rejouer les accords et les matériaux, et dont l’aspect collaboratif est signifiant, partant du principe que chaque geste technique, artisanal ou industrieux, accompagne le geste voisin et sert l’ensemble.

Le Bateau Ivre, maison totale, est un exemple fort de cette production collective et d’une synergie, pour un temps, porteuse et qui donne à chacun une place cohérente, à partir de 1952, entre le couple Székely et d’André Borderie mais aussi des commanditaires, Fred et Monique Gelas. Le grand mur céramique que réalise notamment Vera s’inscrit clairement dans une tradition de la fresque de carreaux émaillés, et dont le langage reprend les compositions et les couleurs modernistes. L’œuvre est unique, in situ, dédiée. La fresque se propose comme un tableau mis au rapport de l’architecture et dont les signes entrent en écho et prolongement avec le mobilier et les objets de l’art de vivre. Ainsi la table, son plateau oblong, en écho aussi avec la grille métallique orthonormée du dossier des chaises et des galettes colorées de confort des assises s’y trouvent positionnés. De l’intérieur à l’extérieur, cette fresque décorative est la matrice verticale et la grille visuelle qui structure le raccord entre les éléments domestiques ; composition immersive comme peut l’être traditionnellement aussi la tapisserie murale ou cette autre grille horizontale qu’est le tapis au sol. La grande baie laisse à voir le paysage et le mobilier mis en extérieur apparaissent ici, à l’image éditée, comme un prolongement de cette fresque monde, où la lumière et l’ombre du jour parachèvent l’unité sinon la fusion visuelle de cet espace domestique. Tout semble alors s’auto-qualifier par côtoiement. La fresque céramique, par son échelle et sa variation picturale d’émaux organise les plans et profondeurs, une spatialité hyper qualifiée. L’application d’une écriture décorative qui coure des murs aux objets est récurrente à cette époque, et l’on pense bien volontiers avec la même intensité aux formes émaillées, fresques et objets couverts de motifs coordonnés de Jean Derval, Robert Picault, Roger Capron ou Jean Lurçat. Où s’installe cette nouvelle tradition d’une liaison d’une écriture totale, ornementale qui glisse de surfaces en surfaces. De cette manière que l’on retrouve aussi chez Jean Royère d’un décor total mais non saturé, où les éléments de mobiliers et de décors sont des signes choisis, équilibrés donc placés.

Très vite l’économie de Vera et Pierre Székely passe par la production et la présentation de céramiques, présentés dans le système des galeries de design de collection, à la Galerie MAI notamment, les formes utiles tels que des plats graphiques émaillés dialoguent avec les formes étrangères à une tradition des potiers et jouant plutôt selon les modalités de contenants aux volumes assemblés, géométriques et organiques. De bas reliefs sculpturaux et petits mobiles, dont les lignes et formes tracent des réseaux et où les formes d’équilibres rejouent la spatialité d’un tableau sans fond. Les photographies de Willy Maywald de la maison de Marcoussis en témoignent pleinement, ainsi que de formes plus décoratives encore, sortes d’outres organiques de terres dont les becs allongés énonceraient, comme signes, la fonction d’un vase, d’un grand soliflore, inventent un ensemble de pots décoratifs. La série des photographies de Marcoussis est éloquente de cette façon de triturer la matière, terre ou laine, et de la contracter, de la mettre en forme, d’en faire des ensembles colorés, dont le bord dessine des figures incertaines ou presque anthropomorphiques, à la géométrie très expressive. Et dont on sent qu’elles appartiennent finalement au répertoire de Vera Székely.

Dans cette déclinaison d’un artisanat contemporain appliqué à la vie, Vera Székely développe une série de tapisseries plasticiennes, sur métier à tisser, dans une tradition du point manifeste d’Aubusson, où la matière textile est proprement expressive, visible et signifiante. Selon des modalités très particulières qui s’apparentent à de la broderie, le fil a fort titrage (épaisseur), montre toute sa plénitude de fibre, toute sa texture. La technique de points passés plats et de points placés libres dessine des zones colorées : en somme le même fil en remplissant les surfaces, par masse, organise et restitue de l’ensemble de la composition initialement de la tapisserie. Là encore, les modalités d’une traduction avec les lissiers, le carton (maquette du projet) simple qui préside à la composition joue d’une forme d’émancipation de la technique de la tapisserie nouée main. Comme on peut le voir dans la grande œuvre panoramique réalisée pour la Villa Chupin en 1960 à Saint Brévin-les-pins conçue par l’architecte André Wogenscky, la matière textile est une laine épaisse, contractée, l’écriture de signes graphiques est très explicite, visuelle. On parle de matière avant de parler de virtuosité artisanale. D’un renouveau des arts textiles, mais aussi d’une forme d’intensité de la prise en main de la matière, rapide, singulière et énergique.

De cette période décorative, claire et affirmée, les photos de l’aménagement intérieur de la maison de Marcoussis est la plus significative du rapport intriqué, mêlé de l’écriture artistique des deux Székely entre sculpture et céramique et d’une culture partagée pour ce goût d’ensemblier, éclectique et très organique finalement, qui emprunte au langage de la modernité l’épure graphique et géométrique abstraite, et qui y ajoute la matérialité explicite, cette sorte d’expressivité gestuelle. D’une table basse de carreaux émaillés à la tapisserie, des sculptures corps aux tableaux et lithographies qui reprennent finalement et étrangement les mêmes dessins et motifs, on assiste à une actualisation du système décoratif autant qu’à la construction d’un cabinet de curiosités modernes appliqués à l’art de vivre.

Un détour s’impose, ici, conjoncturel, mais qui raconte la difficulté de l’auteur, une femme, de s’émanciper du modèle masculin, terrible de présence et d’interdit. L’on sent très bien la volonté, déjà dite de Vera Székely de s’affranchir de cette collaboration d’avec ces deux hommes. Borderie et Székely. Et de gagner en autonomie et solitude, pour son travail. Ce détour nous mène à la collaboration asymétrique d’Albert Gleizes et de sa « disciple » Anne Dangar, céramiste elle aussi, qui avait pour tache de diffuser l’esprit nouveau du cubisme à travers des objets usuels et porteurs de ce langage moderne cubiste. Là aussi, la place de l’autre masculin est prépondérante, de sa signature à sa représentation. A Moly Sabata, dans les années 1930 et 1940 Anne Dangar, esseulée reporte ces motifs décoratifs sur des pots, assiettes, mobiliers et objets liturgiques, tout comme Vera Székely, avec une grande plasticité et une intensité du geste mais sous l’influence de l’écriture de l’autre. L’on peut penser aussi à la façon du geste dominateur de la fresque peinte par Le Corbusier dans la maison e-1027 d’Eileen Gray… D’une marque ou d’une emprise qui ne permet que peu l’émancipation et la liberté. Entre figure tutélaire et femme artiste sous tutelle.

« Ma subjectivité s’exerce au moment du choix du matériau. » p. 156

« …ni peinture, ni sculpture… je me souviens que je voulais parvenir au non-art, au non-connotatif, au non anthropomorphique, au non-géométrique, au non-rien, à tout, mais d’une autre sorte, d’une autre vision, d’un autre genre. » Eva Hesse, déclaration pour le catalogue d’Art in Process IV, Finch College Museum of Art, New York, décembre 1969. p.132

Matériaux sans crafts, une sculpture prise entre les traces du modernisme, de l’Arte Povera et d’un certain minimalisme.

L’émergence de la sculpture dans « un champ élargi », comme le catégorise Rosalind Krauss, indique très clairement l’ajustement du médium à un « au delà de la sculpture ». Ce dépassement est lisible dans l’exposition d’Harald Szeemann When attitudes become form2, en 1969, curation fondamentale qui distribue de façon ramassée à la Kunsthalle de Berne et volontairement ambivalente une série d’œuvres fruit de la réunion d’artistes qui du minimalisme et de l’arte povera3 va présenter et interroger la sculpture dans ses fondamentaux, ses matériaux, ses assemblages, ses contextes. Entre attitude, geste, procédure et accrochage, la présence des œuvres matérielles excèdent le socle, l’érection ou l’aspect tridimensionnel centripète et pousse très avant l’état de la matérialité, de l’inachevé, du mou, de l’informe, de l’éphémère et du variable. L’exposition d’Harald Szeemann pose ce qu’il y a de commun dans le travail sculptural de ces artistes et l’on sait tout autant les différences conceptuels énoncées par ces artistes réunis. Différences dites notamment par les minimalistes et la théorie de la gestalt, de l’aspect critique et phénoménologique, de la forme déconstruite ou théâtralisée diraient certains. Tout à côté, les catégories que définit Germano Celant et de ce que regroupe de façon plus sensuel, fictionnel, spontané (temporel) et vivant des œuvres de l’arte povera. Le commun de ces œuvres, par la matérialité particularisée, tactile, physique, c’est aussi la dimension d’une expérience pratique.

« Il y a deux termes distincts : le constant connu et le variable expérimenté. (…) Si l’œuvre doit être autonome, en ce sens que c’est une entité qui contient en elle la formation de la gestalt » Robert Morris, Notes on sculpture, in Regards sur l’art américain des années soixante, Editions Territoires, 1979, p. 90

De la sculpture, il est donc question, de matières en formes, en tableaux, en boites, en tas et en élévations, mais aussi de la dépouille des matières où tout prend place dans des côtoiements ou proximités volontairement indifférenciés dans l’exposition When attitudes become form ; des feutres mous accrochés ou suspendus de Robert Morris, Felt Piece, les pièces posées à même le sol, la grille surface de dalles d’acier de Carl André, Steel Piece… celle d’Eva Hesse, Augment, de latex sur toile, les fragments de graisse exposés blocs expressifs ou écrasés sur les bords de la pièce, Fettecke de Joseph Beuys, le bloc cubique de ciment contractant une matière métallique plissée et drapée de Giovanni Anselmo, Torsione, mais encore l’œuvre déposée comme abandonnée de Mario Merz, Sit-In faite de cire, de néon et de fer. Jannis Kounelis, senza titulo fait de bâtons dressés de fourrure, comme des réminiscences historiques… Matière performative, en pleine présence, et débarrasser des critères usuels de définition de la sculpture des avant-gardes, en somme.

Vera Székely, dans les années soixante engage une rupture d’avec le style décoratif, les agencements formels laissent à la matière brute, dépouillée et physique, la pleine place. Comme s’il fallait sortir de la couleur moderniste pour être seule. L’aventure de la sculpture et des matières boites suspendues de Vera Székely, c’est en creux une histoire de la couleur qui disparaît. C’est aussi la volonté de sortir de ce langage graphique qui n’est plus le sien totalement. L’exercice des agencements et principalement le jeu de la matière exécutée, agissante est déterminant : métal (fer, plomb), bois, sont pris d’empreintes, de traces, de gestes qui font de la matière même un signe du présent. L’aspect expressif, restitution du geste ou de l’attitude en résistance, signe la détermination face à la matière, sans équivoque chez Vera Székely, comme pour en découdre. Aucun savoir-faire virtuose, la pratique d’une tension formelle dans et par la matière choisie que constitue le processus à l’œuvre. En écho à son temps ? Dans la synchronicité d’une question d’époque ? En tous les cas Vera Székely est dans un mouvement de recherche et un approfondissement gestuel, d’une conquête de la spatialité. D’une pratique de la forme qui s’exerce enfin pour elle-même, en présence.

Est-elle minimaliste ? Pas du tout, puisque que la dimension perceptuelle et phénoménologique, de la place du spectateur même, ne l’intéresse pas. Vera Székely semble rétive à conceptualiser l’approche et donner à la forme sa dimension critique et réflexive. Plus proche formellement de l’arte povera en ce sens, mais sans le discours, et de certains artistes tels que Luciano Fabro et plus encore Paolo Icaro qui travaillent à structurer dans des vocabulaires proches des volumes, des surfaces et des assemblages qui augurent des possibilités physiques du vivant, de la réalité « matérielle » du monde. Si près alors, dans le rapport criant qu’entretien Vera Székely à la façon de venir jouer de la physicalité, de la tactilité, ici la sculpture tableau se pose comme un assemblage, c’est-à-dire une situation donnée du processus. Son mouvement précaire y est marqué, l’effet de présence à la lecture comprime l’espace alentour, plutôt à la manière d’une densité repliée, d’une contraction de la matière temps. L’œuvre est alors inscrite dans une temporalité frontale, de l’instantanéité du geste.

Si loin, en revanche lorsqu’elle réalise les sculptures de bois à Port-Barcarès, dont l’aspect de totems constructivistes joue de formes presque trop arrêtées, statiques, hiératiques. Si loin encore lorsqu’elle fige par trop de force dans le cadre le bois brulé, le métal martelé et que les « tableaux » retrouvent un accrochage somme toute très classique qui artificialise le geste, devenu maniériste, et le fige en objet de décor.

Mais si l’on revient à la proximité avec Paolo Icaro, la bascule sculpturale s’opère pleinement chez Vera Székely dans son rapport à l’espace, à son déchiffrement, à son occupation aussi. Ses outils visuels sont cependant différents, les voiles suspendues, les toiles armaturées de Vera Székely se déploient et jouent à plein la visibilité, l’expression sensible immatérielle de l’espace, en présence et en quantité. Là, le mou, le fluide, l’agile donnent à ces étoffes des formes « d’erres » nouveaux et révèlent l’espace même.

« L’apesanteur, pour moi, est essentielle. Je ne veux pas être classée parmi les sculpteurs. Je n’ai jamais sculpté réellement un matériau pour arriver à une forme. Les grands volumes sont toujours lourds, immobilisés par principe. J’ai toujours été beaucoup plus intéressée par l’assemblage et la structuration. » p. 147

« Plutôt des pré-formes. Parce qu’en soi une membrane évidemment c’est une forme, mais s’il n’y a pas d’assemblage, une mise en espace tout à fait particulière, ce n’est pas grand chose. Mais l’intervention de l’esprit, de la sensibilité et de l’improvisation est plus forte là où il n’y a aucune structure préalable » p. 153-154

L’aventure de l’espace domestiqué et la question du paysage tout court, une situation ?

« Le mou et ses formes »4 s’énonceraient comme un programme pour l’œuvre déployée de Vera Székely. Les voiles armaturées, tenues par des arceaux, ce qu’elle engage dans la seconde partie de sa carrière, pourrait-on dire, travaille la structuration d’un informe, le textile, et de la tentative de rendre permanent le précaire, de maîtriser l’espace, de le dresser.

Nous parlerons dans un premier temps des grandes voiles, agencées, tuilées presque, qui se tordent, dansent et sculptent les hauteurs des espaces que Vera Székely habite. In situ, à l’échelle, ni trop invasive, ni trop expansive – les voiles arquées sont placées, coordonnées entre elles, dans les fameux espacements et côtoiements que nous décrivons depuis le départ et qui donnent à l’espace comme une grille de lecture de l’air présent, du vide présent. Ici, l’on peut dire, dans cette pratique de l’in situ, que l’on retrouve finalement les aménagements d’espaces habités par les fresques émaillées des maisons et lieux domestiqués du début sa carrière d’artiste. Mais précisément le signe est déployé dans l’espace, les profondeurs ne sont pas rabattues sur le plan vertical de la céramique, ils sont architecturés et ordonnés pour l’espace. Les voiles suspendues, tenues, tendues, déroulées presque narrent un mouvement, une chorégraphie expressive, digne de celles que Loïe Fuller déploie dans Serpentine, vidéos de ses danses filmées. Mouvement pure, apparition d’un temps mouvement finalement chez Vera Székely. Il y a une force d’évocation, poétique, dans ces grands battements d’ailes sans corps. L’expression d’une énergie, d’une vitalité, qui, avec cet élan, trouve des airs de sculptures atmosphériques, non loin des propos tenus par l’exposition When attitudes become form mais qui de manière monumentale ici, se faisaient l’écho, dans un champ élargi d’une pratique de la sculpture comme structure, process et situation, au moyen du précaire, du léger, du fluide.

Une autre série d’œuvres agence des voiles suspendues à des structures angulaires posées au sol, barres de bois ou de métal assemblées entres elles qui menacent et pointent en direction des structures textiles. La tension ici trace une démarche d’antagonisme, entre l’angle et la courbe, le rigide et le souple, un dialogue de nature et de dimension. Les coques sont parfois remplacées par des bandeaux fluides (métalliques ?), tels des papiers découpés à l’échelle du lieu, ils dessinent des formes spatialisées dans le site intérieur, chapelle ou galerie. Ce principe d’antagonisme est frappant tant il obéit à la démonstration visuelle, d’une tension expressive abstraite, dramaturgique.

Si l’espace est rendu visible, c’est cependant un espace intérieur, pour Vera Székely, dont il s’agit avec les voiles et les feutres suspendus. L’in situ n’est pas l’occasion de couvrir ou de s’enchevêtrer dans l’espace du paysage, comme le réalise Christo et Jeanne Claude sur le Reischtag ou sur les multiples collines et côtes rocheuses qu’ils cartographient. Là où une comparaison pourrait s’ouvrir, elle cesse dans le territoire expérimenté et agencé, l’un extérieur, l’autre intérieur. Si l’on peut inscrire, dans la ligne du post minimalisme, le travail de Christo dans le champ critique du land art, comme le décrit très bien Gilles Tiberghien5, Vera Székely, en dimensionnant ses œuvres à l’espace intérieur trouve des dispositifs spectaculaires mais qui n’ont que peu à voir avec les enjeux perceptuels conceptuels. Tant à la Kunsthalle de Budapest (1981), qu’au Paris au Musée d’art Moderne de la ville de Paris (1985), les voiles distribuent un ensemble massif, un outil visuel qui a titre de pure présence est une grille de lecture de l’espace architectural, par comparaison, par analogie, le spectateur voit le vide de l’architecture dévoilée par les structures de toiles ou de feutres.

Le spectateur n’est pas pris dans l’exercice phénoménologique d’une lecture anthropométrique, de gestalt ni de perspectives agencées. Le mou est exposé hors gravité et immobilisé, à l’inverse finalement de Robert Morris qui joue de la pesanteur du corps et du geste sériel pour structurer la forme ; les structures et bois agencés ne sont pas à la manière d’Anthony Caro des modes de disjonctions visuels, l’éloignant de tout autre chose que de l’espace. Ici dans, ses installations de paysage, Vera Székely appuie l’obsession du signe, du trait, du dessin dans la matière. Et si l’on peut penser faire un rapprochement de caractère, sur les gestes in situ qui révèlent la nature du lieu, selon un outil visuel contextuel, c’est avec les œuvres de Daniel Buren, qui, lorsqu’il habite un lieu, redonne à lire ses particularismes, d’éprouver ou d’effacer les limites du site, sans le geste expressif cependant puisque Buren garde son trait de 8 cm comme seul instrument.

Les œuvres de Vera Székely s’agitent de paradoxes, qu’il s’agisse d’installations en intérieur et paradoxalement de sculptures bien moins monumentales en extérieur, comme à la maison des arts d’Amiens, où se déplient des ailes à agencer, des modules à superposer plutôt qu’un agencement qui prenne en charge la singularité de la topographie. La contingence technique rattrape le projet fou d’une lévitation plastique, d’une monumentalité théâtrale. Là, l’expression des nécessités techniques, d’un toit, d’une structure qui suspend ou tient les œuvres est nécessaire. Série ouverte plutôt que série protocole, les gestes ne sont pas des processus ordonnés. Encore, une chose folle et qui parle beaucoup de la recherche d’une maîtrise de la matière est l’expression d’un mou paradoxal, d’un mou figé, fixé, harnaché, et finalement solidifié. Paradoxe qui se prolonge dans la volonté de ne pas confronter ses grands ensembles assemblés6 au vent, de contredire le vent et l’air en somme, de contrevenir au mouvement pour parvenir à l’inertie de la sculpture classique, d’un retour à la forme tenue de coques exaltées. Cet art textile rigidifié opère comme un oxymore magnifique. Celui d’une posture de création, toujours entre deux seuils.

Mathieu Buard

Mars 2020.

1 Rosalind Krauss, Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Edition Macula, 1993, p. 194

2 L’exposition When attitudes become form est sous titrée works – concepts – processes – situations – informations

3 L’Arte Povera se formule en 1967 par le critique italien Germano Celant, qui réunit une génération d’artistes dont le registre formel est commun, entre les villes de Turin, Gênes, Rome et depuis des expositions ou manifestations artistiques présentées substantiellement entre 1960 – 1967.

4 Titre du livre de Maurice Fréchuret aux éditions Jacqueline Chambon, 2004

5 Gilles A. Tiberghien, Land Art, Dominique Carré Editeur, 2012

6 Pour anecdote, l’on peut considérer que ces coques comme des constructions semblables par anticipations aux architectures démonstratives issues des maquettes de Frank O’Gehry. Cette analogie formelle relève cependant de cette même oxymoron décrit plus bas, d’une impossible structure devenue pérenne, d’un précaire gagné et figé.

02/2019 Balmain/RousteingTextes courtsMagazine_Magazine n°32

 

Balmain/Rousteing_À propos de la D.A. éditoriale

in MGZ32 – Ping Pong avec Céline Mallet.

 

Depuis près d’une décennie Balmain, aujourd’hui possédée par le Qatar, développe une communication tentaculaire, combinant empowerment et soft power, redoutablement efficace. Son leader charismatique, Olivier Rousteing, a élu pour dernière muse le cinquième élément Milla Jovovich, amazone puissante. L’occasion d’un passage en revue des formats de communication Balmain, version Rousteing.

 

La femme Balmain

L’on pourrait décrypter les évolutions des femmes qu’Olivier Rousteing habille au regard d’une histoire de la maison Balmain depuis 1945, passant de Pierre Balmain à Christophe Décarnin, d'une certaine idée de femmes, non pas de portraits mais d'oraisons glamours et de blasons tenaces. La maison Balmain aime habiller les femmes de pouvoir, sinon toutes, au moins certaines, de l'histoire contemporaine ainsi que les femmes du monde. La haute couture et le luxe s’accordent bien avec l’exaltation d’une séduction spectaculaire. Pierre Balmain, Oscar de La Renta, Christophe Décarnin et Olivier Rousteing perpétuent cette tradition. Mais l’on doit à ce dernier d’avoir accaparé les grandes égéries pop, elles-mêmes adulées sur les réseaux, pour gagner une aura médiatique et démocratique inédite.

Now it’s show business. Balmain est devenu cette machine de guerre : une mode à l’opposé du normal, très bling, saturée par le dessin et le décor au risque de la caricature, théâtrale, portée par des dieux et déesses au corps miraculeux, mutant voire virtuel, un corps traversé par les intensités du contemporain comme dévoué à l’image : corps populaire, métissé, mondial, opulent mais modelé par le sport, la chirurgie, la cosmétique, et travaillé pour la scène – l’arène. Équation redoutable, entre mirage et accessibilité ! De là, Balmain peut essaimer comme il le souhaite…

Instagram

Instagram est le lieu de cette passion pour une communication horizontale et massive, où matière, corps, égérie, tout au même plan, fait événement, pour dire ceci : Balmain is now. Est-ce pour autant une hyper transparence de la communication ? Dieu sait s’il y a du filtre et de l’artifice dans ce segment de la mode contemporaine qui hurle au glamour (avec une super choré’ et des stroboscopes). Le contouring de Kim, ce maquillage qui sculpte intégralement le visage avec la lumière et une dose de fond de teint, en est d’ailleurs une bonne métaphore.

Mais précisons : il y a deux comptes Instagram, celui de la marque, consacré aux égéries, de Binoche à Beyonce, de Kim à Rihanna et tous les modèles susceptibles d’improviser un déhanché en carapace étincelante… et celui d’Olivier Rousteing lui-même, égérie parmi les égéries, symbole de réussite, qui incarne le créateur dans son sens génial, élitaire, narcissique – une sorte de Gianni Versace made in France.

Plutôt qu’un partage réel, les comptes Instagram clament la volonté de communion permanente, désirante, autour d’une icône. Un mouvement ascensionnel. Quoiqu’on y discute aussi politique, lorsque Rousteing dit sans fard cette fois, son admiration pour les sommets élyséens… Brigitte Macron le lui rend bien, puisqu’elle porte régulièrement des pièces à manches souvent extraites du corpus du vêtement masculin, costume ou militaire, donc d’une certaine stature.

Le site Internet

Balmain entend donc faire rêver le monde entier. Le site Internet, où les pastilles d’images s’animent frénétiquement au moindre clic, renvoie une allure immédiate, reconnaissable et un luxe lisible par tous, hâbleur, au premier degré : lumière ! Mon beau miroir… Les ajourés arachnéens, les hyper broderies, les drapés brillants, les imprimés électriques… Toutes les formes les plus manifestes d’ennoblissement sont convoquées. Rien à voir avec l’invisibilité hautaine, les propositions en mode mineur, les gestes alternatifs et tous les seconds degrés de l’avant garde, qui commence (timidement) à vouloir produire autrement, à retrouver de la rareté, du silence.

Sur le site, autre espace du retail, cette anecdote : « Il est très facile pour Olivier Rousteing de décider quelles sont les créations qui feront leur entrée dans sa gamme Balmain Kids : il retravaille tout simplement les modèles présentés aux défilés Balmain, et pour lesquels les parents lui supplient de proposer une version enfant ».

Les collaborations

Balmain clame les dernières mutations de la grande industrie du luxe et son fonctionnement ces dernières décennies : un luxe ouvertement global et tantrique, avec tout ce que cette proposition peut avoir de paradoxal, et dont les objets, lorsqu’ils ne sont pas directement accessibles peuvent donner lieu à toutes les franchises, les partenariats, les déclinaisons. H&M à l’évidence, ou l’Oréal qui avec Balmain, clamait en 2017 : Unis, nous sommes invincibles !

Balmain, comme entité commerciale, postule une volonté d’édicter le statement d’un goût d’hyper visibilité, corollaire aux collaborations multiples, aux allants non pas démocratiques mais populaires. Avec l’Oréal, la diffusion d’une cosmétique de masse fait démonstration, le lipstick en palette multicolore mate aux offices de liant universel, donne le change, très classiquement. Un teaser ultra court et ultra bright, pour l’hyper color riche, sur les partitions de McCann Paris et une réalisation de Colin Tilley entre les Tuileries et Opéra, enferme l’hypothèse de ces tribus dans une vision nerveuse et néoglam d’une vie d’étincelles.

Les campagnes

Où l’on retrouve des corps fantasques dont la pointe cardinale est Kim Kardashian West, accompagnée de son compagnon Kanye, présents dans la campagne papier spring-summer 2015 réalisée par Mario Sorrenti, sous la direction de Pascal Dangin. Cette « Army of lovers », série de quatre images, où le couple se représente, est l’écho sans ambage d’une perspective qu’Olivier Rousteing développe depuis son début, de montrer frontalement et sans autre artifice que l’icône convoquée et sans autre filtre que l’immédiateté la plus instantanée, tout juste des néons et une bagnole en arrière-plan, tel que les nouveaux média et les réseaux sociaux l'exécutent, la forme pour le fond, un retour très américain au medium is the message McLuannien.

En 2017, Olivier Rousteing développe une série d’images, entre hommages et citations aux grandes icônes de la mode, à la Newton… Noir et blanc, Rebel Rebel. Ce qui est amusant, c’est la kyrielle de ces images sur le site Balmain, qui défilent, cinématographiques. Imprimées, ces campagnes sont. Mais finalement, les campagnes presse ne seraient-elles pas le parent pauvre ? Le virtuel et l'imagerie people qui l'infuse auraient-ils dévoré la campagne traditionnelle ?

Visual Merchandising

Pour le reste et a contrario, le visual merchandising institue une mise à distance, le sentiment d’un accès exclusif, d’un étiage « riche » de matériaux et d’assemblages quasi carénés, qui édictent la rareté comme exception, un quasi sur mesure. Le sentiment d’une haute couture. Or, blanc, essence de bois viennent par complémentarité faire valoir les gammes de matières textiles et rendent lisibles le vestiaire de vestale glam rock, rebellion amazon power. Et des miroirs, pour écho, qui flattent narcisse et ses ors encore… Le Parthénon retail donne le sentiment d’être paradoxalement en solitaire, l’accumulation des miroirs jouant le rôle d’une élévation divine mais déserte. Autoconsécration ? Autosacrement ?

Les miroirs qui rythment l’espace des boutiques en sont une métaphore monumentale. Comme la version exclusive du selfie, pour celle qui peut se payer la robe plutôt que le simple bâton de rouge, même à 16 euros – mais que les jeunes filles d’aujourd’hui testent aux yeux de tous et longuement en ligne, afin de s’accaparer un peu de puissance, en espérant mieux.

Le défilé

Dans le défilé, l’on constate une énergie rock, un rythme séquencé, d’idoles acérées, dans des décors de vaisseaux haussmanniens et des clairs obscurs forcés, où les brillants argent et or claquent. De corridor en salle de bal, le récit est très cohérent avec le discours global de la Maison Balmain. Femmes puissantes qui déboulent avec assurance et vitesse, qui traversent le set parisien, c’est-à-dire mondain, c’est-à-dire chic. Comme Milla, aura magnétique d’un cinquième élément indiscutable. La kyrielle des images défile non sur un mode cinématographique, mais plutôt à la manière hystérique d’un clip à grande vitesse, un hyper battement de papillon, un film de Ryan Trecartin sans la distance acerbe.

L’on a effectivement tendance à oublier les images des campagnes presse devant la grande efficacité des plateformes ou du défilé people : les corps et des postures y sont simplement plus impeccablement retouchés, les poses plus arrêtées, maniérées ou grandiloquentes… C’est la seule décision remarquable de mise en scène, avec le casting évidemment. Ainsi la succession des décors y est indifférente, comme le fragment du palace ou l’entrée de gala qu’attrape incidemment le paparazzi juste derrière Kim. Un lavomatic : qui le croira ?

Ici, le système de la mode serait-il bordé jusqu’à un point de non-retour ? Ne resterait-il qu’à attendre le moment de bascule, la décadence ? Reste que le compte d’Olivier Rousteing constitue parfois une véritable agora. Fascinante interface ou se négocie la réalité ou l’irréalité, post modernes, d’un lieu commun…

Mathieu Buard & Céline Mallet

8855c

Notes

milla jovovich / last vidéo

color riche

https ://www.youtube.com/watch ?v=dC2VUuvsBtU

et sa bloggeuse

https ://www.youtube.com/watch ?v=7RzpdW3hQvc

10/2018 Une saison de modes_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES III_SAISONS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

ABÉCÉDAIRE MODES PRATIQUES III

 

Stylométrie - Une saison de modes

 

Entre éternité et transitoire, la mode.

Entre saisonnalité et durabilité, l’industrie.

Entre nature et culture, la vie.

 

« 

Je veux dire les formes changées en nouveaux

corps. Dieux, vous qui faites les changements, inspirez

mon projet et du début du début du monde

jusqu’à mon temps faites courir un poème sans fin.

Avant la mer et les terres et le ciel qui couvre tout,

le visage de la nature était un sur le globe entier,

on le disait Chaos, matière brute et confuse,

rien qu’un poids inerte, des semences

amoncelées, sans lien, discordantes.

 »

 

Ovide, Les métamorphoses, traduit du latin par Marie Cosnay, Editions de l’Ogre, 2017

A

Andropause

Si les muses et belles y sont, par un fatal oracle aux abords de l’adolescence, prévenues, les apollons et autres stentors ne goutent guère l’idée de la limite hormonale, d’une température variable et d’autres gains de poignées palpables. Des saisons le corps est ainsi le théâtre, dont le dénouement est universel et masculin hélas. L’affaissement, la décrépitude et le dégarnissement s’y engagent, héros pathétiques d’un âge qui se décompte. À rebours de l’énergie électrique de l’adolescent dont parle Houellebecq, le capitaine d’industrie viril est lui aussi sujet au caduc moment de l’andropause. La mode, elle, aura dans le vingtième siècle puis dans le suivant, décidé d’en faire fi et de penser des corps d’une insolente jouvence. d’Helmut Lang à Raf Simons, de Margiela à Dior, le jeune homme est l’anti vieillissement, le corps fin et agile du prêt-à-porter. Esthétique d’un corps qui, chez Jean Patou, Claire McCardell et consort, prenait déjà la tournure d’une évidence pour la gente féminine dès 1930. Du prêt-à-porter à son obsolescence, le corps comme le vêtement sont de passage.

Anachronismes

On peut penser que l’ordre des collections s’organise de façon très naturelle ou « géographicosaisonnière », mais si l’on observe de près les formes créées ou que l’on s’intéresse aux thématiques abordées lors des présentations, défilés et croisières, l’on constate finalement que les référents et sujets de style soutenus dans les collections ne répondent que bien peu au temps, à l’espace et que bien souvent plutôt, non contente d’être une vision utopiste sinon idéale d’une beauté ordonnée, fusse-t-elle disharmonieuse, ce qui frappe avec la mode donc, c’est le caractère anachronique que prend l’objet de la collection. La mode est un contretemps, une uchronie fondamentalement culturelle. Gucci avec Michele, Balenciaga avec Gsavalia, Jacquemus avec la grande méditerranée revisitée, Westwood avec les pirates aristocratiques… Tous ces créateurs présentent des vocabulaires dont le point commun, loin de savoir si le motif est canard ou si le logotype usagé domine, est une prise à revers spatio-temporelle et donc en rupture avec le moment familier et commun.

Le rythme du retail lui propose des ajustements d’articles les plus agressivement calqués sur les variations de l’application météo marquée d’incertitude…

Monade magique, la vitrine seule, dans sa concordance des temps ajustée, résout une partie de ce temps futur perdu et de ce présent retrouvé.

Automne

« À l’âge de cinquante-cinq ans, Gabrielle Chanel est à l’apogée de sa beauté. Ses traits et sa silhouette se sont encore affinés, jamais elle ne s’est habillée avec plus d’invention et de perfection, jamais elle n’a été plus admirée, plus recherchée. »

Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions de la Martinière

« Mercredi 23 juillet

Edith Sitwell est devenue énorme, se poudre généreusement, se met sur les ongles un vernis argent, porte un turban et ressemble à un éléphant d’ivoire ou à l’empereur Héliogabale. Je n’ai jamais vu un changement pareil. Elle est mûre, majestueuse. Elle est monumentale. »

Virginia Woolf - Journal intégral 1915 1941- éditions Stock - page 827

Avion

Voyager en avion n’est pas exempt de dangers : outre les contrôles de sécurité et leurs séances de strip-tease drastiques, menacent l’inconfort d’une éventuelle classe économique, la pression dans l’habitacle de la cabine qui fait la jambe lourde, l’air climatisé sec et froid. Puis il y a la désagréable perspective du décalage horaire, le choc thermique à l’arrivée comme ultime ou premier trauma. Les conseils quant à la meilleure tenue à adopter en vol long courrier abondent aujourd’hui dans le sens d’une même allure basique et fluide, confort et tout terrain : qu’elles soit legging, jogging voire pyjama, toutes les variantes du pantalon slim et molletonné sont plébiscitées pour le bas, pendant que le haut se déploie dans une même sphère pratique, soutien-gorge brassière si il y a lieu, sous les amples t-shirts et sweats de rigueur. Les bijoux et breloques ayant été relégués en soute, reste la qualité de la matière pour se démarquer : soie plutôt que coton, ou le cachemire d’une grande étole dans laquelle se protéger durablement. Les sneakers sont inévitables. Ainsi que les yeux masqués ou lunettés pour sombrer, enfin, in utero… Loin du tarmac, les podiums ne serviraient-ils qu’un moment de style excentrique ? En pratique, les impératifs de l’avion signent à l’évidence la tenue mondiale.

B

Bagagerie

Qu’il faille se parer, lors des longues nuits étirées de long drinks sur les côtes et dans les villas des stations balnéaires, suppose de se déplacer avec ses atours. La bagagerie, version appliquée du sac aux déplacements modernes en avion, en bateau, en voiture; et    le format réduit des malles d’antan pluggées sur les carrosses attelés (qu’évoque le beau texte de Darwin fils, dans l’évolution dans le vêtement), la bagagerie donc, fait partie des accessoires du luxe avant d’être l’apanage des parures de mode. Gucci, Prada, Louis Vuitton tirent leurs patrimoine de ces héritages de sacs de voyage, weekend puis baisenville. Le voyage, l’art du mouvement, le tourisme obligent donc à avoir recours à ce complément qui agrémente la vie de son nécessaire, et parfait le lifestyle dont Diana Vreeland nous explique dans ses éditos le bon sens pratique. Le voyage, le sac, la vie.   

voir : Darwin, Diana Vreeland

Beau, bel, belle, Baudelaire

« Tout auteur doit inventer un poncif, disait Baudelaire « il faut que je crée un poncif » : eh bien, pour moi, c’est fait. Bourdieu dit très joliment que le rôle de l’écrivain est un rôle de pirate. Il rappelle l’étymologie du mot pirate. Peiratès, c’est celui qui tente un coup, qui essaie, qui essaie d’éviter. L’écrivain a un rôle de pirate qui évite les écueils que sont les lieux communs. Cet évitement est l’impératif de l’écriture dite littéraire. Barthes comme d’autres évitaient en leur temps les lieux communs de leur temps. Ils changent sans arrêt, plus vite que jamais maintenant, avec le grand Communicant.

Eviter les lieux communs - pour transporter quoi ?

La littérature du demain. Celle qui contrarie l’aujourd’hui. »

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Edition Albin Michel, 2016, p. 323.

Biarritz

Biarritz, Cannes, Venise auront été, à l’orée de la modernité, les lieux de villégiature sinon le théâtre mondain des premiers jeux des maisons de Couture qui, avec pignon sur plage ou canaux, distribueront les modèles que Jeanne Lanvin, Paul Poiret, Mariano Fortuny auront conçus dans une logique saisonnière… D’emblée, la pensée sportswear, ou sinon celle d’un certain confort digne, vient bousculer la conception du modèle vestimentaire. De la boutique à sa communication, la maison de mode, dotée d’une signature de créateur, déploie un lifestyle balnéaire, transatlantique, et donc le goût pour une allure rapide, légère et dynamique. Il en ira de même pour l’hiver. À Biarritz ou à Saint Moritz, le loisir des éphémérides inventera pour partie les rythmes et systèmes des collections, croisières ou défilés contemporains. On pense ici aussi à l’hommage atlantique de Sébastien Tellier, sexualité, d’un « Biarritz en été… »…     

Bikini

Ou minimum sur les plages d’Héliopolis (Côte d’Azur), le Bikini est le dernier rempart à la nudité, à la bienséance et sonne l’heure du court, du Yeye et d’un certain Swinging London. Au delà de la presque tenue d’Eve, ce qui est frappant avec le bikini comme avec la mini jupe, ou le legging et body de jersey ou de nylon, c’est la joie toute puissante d’une libération des usages et des mœurs, dont toute une génération se saisit pour exprimer l’avénement d’un contemporain aisé, insouciant mais optimiste, léger et futuriste. De là, Twiggy, Vidal Sassoon, Courrèges et Rabanne, sinon l’éponyme Blow up d’Antonioni.

Boy (saison des amours)

La mode de Gabrielle Chanel, épousant sa vie, évolue au rythme des lieux, des opportunités et des amants. Il y a la saison balbutiante avec la cavalier Etienne Balsan, l’opulent moment russe au côté de Dimitri Pavlovitch, la saison anglaise aux must chic et sportswear en l’illustre compagnie du Duc de Westminster. Il y a le temps des costumes avec Paul Iribe et Luchino Visconti, mais encore la morte saison des désordres d’après guerre, pour payer une liaison trouble avec Hans Gunther Von Dincklage… Mais le printemps de Gabrielle, c’est l’anglais Arthur Capel, dit Boy, qui l’aura incarné, offrant à la jeune femme, en temps et en heure, argent, confiance, liberté d’entreprendre et boutiques à Deauville, Biarritz, Paris. Boy est lui-même aventurier, conquérant, brillant, rapide; sportif et beau. Il est l’alter ego de cette femme de tête et d’affaires. Sa mort accidentelle, en voiture, nécessairement violente, est le drame d’amour dont on ne se remet pas. Une photographie prise à Saint Jean de Luz en 1915 montre les deux complices en tenue de bain, allongés coude à coude, sauvages et désinvoltes : deux enfants du siècle, et le cliché irrésistible d’une séduction androgyne au long cours.

Bronzage

Très lié au bikini et à ses crèmes anti U.V connexes, le bronzage est longtemps l’apanage du paysan, marqué des empreintes du soleil comme des peines saisonnières que l’agricole activité lui inflige. Puis, soudain, lorsque les loisirs balnéaires ou la pratique du ski dans les alpes neigeuses font du mouvement, de la vitesse et du sport un must, les maillots de bains et l’hygiène au grand air indiquent qu’un ramage doré est le signe extérieur d’une vie faite d’aisances et de plaisirs. Qu’il en soit ainsi, le bronzage, joie et chaleur, sera l’allure contemporaine d’une nouvelle classe active. Viendront plus tard les cabines de bronzage et leurs gammes de couleurs plutôt orangées, cuivres ardants, médiatiques, précisément surexposés. Pour l’exemple quelques amateurs : Giorgio Armani, Donatella Versace, Marc Jacobs, Silvio Berlusconi… D’autres en revanche, au grand jamais or et bons vampires, souhaitent garder le privilège vissé d’une peau laiteuse ou diaphane : Karl Lagarfeld, Hedi Slimane, Raf Simons… Au milieu et en même temps, Kate Moss par Juergen Teller, soleil et idole.

C

Cannes (et festival)

Fleur fanée sitôt éclose, la robe cocktail est l’éphémère, du red carpet au marché cannois … Qui porterait une seconde fois ce gant devenu oripeau ? Le diable, en Prada ou pas, jamais.

Coney Island

Pointe sud sud-est new-yorkaise, à l’ouest d’Eden donc, Coney Island est. Si bien commenté par Rem Koolhaas, ce lieu de divertissement créé à la fin du XIXème siècle organise les jeux du peuple avec les moyens médiatiques et techniques pléthoriques de l’époque. Ile waterproof mais pas ignifugée, Coney Island est une lieu de ballade du dimanche, populaire en été pour ses attractions et ses fast food, take away précurseurs qui enjoignent le visiteur à transporter avec lui son repas pour mieux jouir du présent et de la plage. Coney island est l’idée d’un havre de loisirs joyeux et espiègles, où la foule endimanchée fuit la ville monde. Dans le même temps, les Hamptons, au nord-est de NYC, deviendront le havre de villégiature d’une classe sociale aisée; un Ralph Lauren en assure le mythe tardif et le totem quasi-phallique. Des jeux et des larmes (de rire) sur la côte est, américan way of life.

Croisière (un problème de type grec)

Le Costa Concordia peut bien faire naufrage, la collection croisière initiée depuis quelques années par l’industrie du Luxe parade pour le beau mois de mai, portée par les agréables exigences de la villégiature et l’idée du voyage dans sa version la plus sélective, puisqu'elle est une réminiscence des collections sportives et de plage conçues dès les années 20 par un Jean Patou, ou une Gabrielle Chanel, à destination d’une élite amatrice de loisirs et de grand air.

Dans le désordre climatique actuel ambiant, qui plus est aggravé par les trajets au kérosène déréglant la planète en circuits affolés, le vestiaire mi-saison de la collection croisière s’offre désormais comme un compromis désirable, et qui sait entretenir le spectacle à Dubai, Séoul, Kyoto ou Rio, comme alimenter le recyclage permanent de la fast fashion avide de modèles.

En 2018, le défilé croisière signé de la Maison Chanel reconstituait quelque chose comme le Parthénon sous la cloche imposante du Grand Palais parisien : décor à grand budget en forme d’hommage à la Grèce éternelle, « où, dixit Karl Lagerfeld, l’on a jamais fait de plus belles silhouettes de femmes », et parce que « l’Antiquité, c’est vraiment la jeunesse du monde, puissante et imprévisible, comme leurs dieux qui ne pardonnent pas. »* Odyssée ? Dans un monde étrange, où jamais ne se croisent les belles en drapés libres des podiums, et les exilés tragiques qui secouent de leur malheur les quatre coins de la Méditerranée.

*http ://www.numero.com/fr/fashionweek/mode-chanel-collection-croisiere-2017-2018-grece-inspiration-karl-lagerfeld-grand-palais-paris-

Cardin Pierre (1922 - )

Dans les années 60 la jeunesse d’après guerre se conjugue au futur; l’eldorado est une étoile, et le seule saison désirable la saison lunaire, dont l’étrangeté radicale est sans doute seule à même d’incarner le désir de renouveau porté par des jeunes gens d’abord soucieux de ficher par dessus bord les spectres gris d’un siècle bien amoché. Chez Cardin le corps est svelte, androgyne, mobile; et le vêtement une carapace synthétique légère à toute épreuve, épurée, vivement colorée. Is there life on Mars ? Après viendront les licences, et les seventies décadentes.

D

Didion Joan

« In New Orleans in June the air is heavy with sex and death, not violent death but death by decay, overripeness, rotting, death by drowning, suffocation, fever of unknown etiology. The place is physacally dark, dark like the negative of a photograph, dark like an X-ray : the atmosphere absorbs its own light, never reflects light but sucks it until random objects glow with a morbid luminescence. »

Joan Didion, South and west, Edition Alfref A. Knopf, 2017, p.5-6

Dandy

Personnage symptomatique d’un dérèglement climatique et spatio-temporel, le dandy est un être de paradoxe et de léger déni, qui ne s’attache jamais à s’accorder à son contexte ni à s’en soucier d’ailleurs, et qui est porté intimement par des températures sinon par un caractère exote, qui n’est ici ou là que de passage et choisit pour uniforme un costume    unique_allure qui ne passe nulle part donc partout. Cette hyper singularité semble ainsi déclamer l’être hors saison.     

Darwin & fils

Dans une suite brillante de raisonnements, le neveu de Darwin expose l’évolution du vêtement par la belle course poursuite que l’homme se joue, au regard de ses    déplacements, de ses petits pas qui progressivement relient les villes, les contrées et les exotourismes. Fracs et tournures ne résisteront pas à la révolution des transports et à ce désir de mobilité. Train, avion, voiture, dans ce monde de mouvements pré-futuristes fruit d’une saison moderne, le vestiaire ou disons le vêtement, fusse-t-il interprété comme fonctionnel, se métamorphose.   

Doudoune par Moncler

Si la mode contemporaine est au sportswear, au wearable et au simple but expansive, les doudounes logotypées, matelassées ou tout simplement fourrées sont l’éloge de ce life style. Chaudes et métalliques d’aspect, la marque Moncler fait de l’accessoire de sport, veste ou combinaison de ski, un must, renouveau d’un produit déjà ultra vendu et compassé par Uniqlo dans une autre fourchette de prix et de plumes… Les collaborations « House of Genius » avec Craig Green ou d’autres assurent un retail à la demande, selon les vœux pieux du PDG. On peut noter la force des campagnes éditoriales de Moncler, qui où que l’on soit en ce bas monde, avec Liu Bolin et Annie Leibovitz amicalement, nous aident à nous confondre avec Dame nature ; camouflage heureux d’une vie résolument réchauffée, images qui font envisager le produit technique comme un accessoire de mode.

Duvet

Petites plumes tendres que l’on peut caresser sous le ventre ou l’aile des oiseaux; poils fins et doux des pelages animaux. Quant au genre humain, l’épiderme mâle peut accueillir le poil hirsute comme gage de virilité mais l’épiderme femelle se doit d’être lisse ou glabre : toute promotion intempestive du poil, toute ombre même ténue sous l’aisselle, le mollet, au-dessus de la lèvre, seront fortement soupçonnés chez la femme d’un ensauvagement de mauvais aloi, ayant qui plus est le toupet de vouloir s’approprier les appâts du sexe fort. N’en déplaise donc à Patti Smith et à la femme à barbe, le duvet féminin est strictement circonscrit, taillé, idéalement épilé… Mais de fait il fait un peu plus froid. Magnanime, Martin Margiela s’empare dans les années 2000 de l’autre duvet, l’édredon de lit rempli de plumes, et lui appose simplement deux manches afin que ces dames puissent sortir en grande couverture douillette.

E

Ephéméride

Tel est le nom que porte la variation du temps, de l’écoulement des saisons et leur ritournelle. Ephéméride, cela pourrait être le blason des robes cocktails, de la fast fashion aussi, en somme de ce que l’on porte et détache de son calendrier chaque jour.

Exotourisme (2002)

Nom d’une œuvre de Dominique Gonzalez-Fœster, plasticienne des éphémérides et des synesthésies temporelles, exotourisme comme un mantra, témoigne d’une conscience d’un temps pluriel, diffracté, déréglé et suspendu, d’une tropicalisation qu’elle définit comme « une des possibilités de la métabolisation. (…) fertilité, le pouvoir d’une nouvelle conscience, quelque chose qui a ses propres désirs, sa propre croissance, organique et expressive. » Bloc de percepts, ces œuvres mondes deviennent, dans l’entretemps d’une collaboration avec Ghesquière, à cette même période, des Espace Balenciaga à Paris, Londres et New York. Capitales de mode ? Environnements assurément que Gonzalez-Fœrster exploitent comme des vitrines plurielles sans produit ni saison.   

Extrait du catalogue programmatique de l’exposition Dominique Gonzalez-Fœster 1887 - 2058, Edition Centre Pompidou, 2015, p 201

Été (spécial beauté)

Ou la saison des injonctions contradictoires, prenant en filet les corps et le corps féminin. En paradis grec ou canaries la garde robe estivale file voluptueusement la métaphore d’une liberté retrouvée, mais l’empire cosmétique contre-attaque sans ambages, déployant dans les pages glacées des magazines une batterie sidérante de crèmes miracles et autres onguents sorciers. En mode moderne la beauté a ses spécialistes et ses médecins de la ligne, moins décadents libertaires qu’implacables spartiates. La nutrition est de pointe, les exercices de gymnastique sont ciblés, la méthode pour doper son énergie fractionnée. Et si les courbes s’avèrent de retour, ses dernières auront pris grand soin dès le printemps d’être fermes et toniques, pour s’exalter sans équivoque en micro maillot de sirène. Comme le titre en 2018 un célèbre hebdomadaire féminin français : « notre peau est émotive mais on a les solutions. »

F

Fantaisie

Maître mot de la haute couture, puis du prêt-à-porter, la fantaisie est le symptôme de la liberté créative chez Poiret, Saint Laurent, Margiela, Westwood, Owens, Gsavalia et consort. Elle apparait être le ressort ou moto intérieur des créateurs auteurs. Fantaisie comme manière de rapporter au monde réel une rêverie ou une vision supplémentaire qu’incarne le vêtement, le mannequin, le décor, l’esprit du temps et le lifestyle ainsi réunis.   

Fleurs

Eternel motif, fantasque sujet de rêverie, poétique, essence de l’éphémère et de la séduction, la fleur est, en un sens, le calice des vertus cardinales d’un signe mondialisé et ce depuis et post l’homosapiens artiste. Oversize, liberty, mille fleurs, cette représentation ornementale est une abysse, l’eldorado d’une plénitude des agencements et nouveautés qui font mondes dans la peinture, la mode, l’art des jardins, l’art des bouquets et des vases … La fleur est infini.   

« 

Rose is a rose is a rose is a rose

 »

Gertrude Stein, 1913

Fortuny Mariano

Ingénieur du textile aux plissés rares autant qu’indescriptibles par leurs lumières, inspirés des fluides sculptures à l’antique, coloriste du color block, scénographe et contemporain des techniques de pointe, pourfendeur des évolutions du monde et notamment de la photographie, Fortuny est une figure majeure du designer de mode. Comprenant les différents systèmes dans lesquels il joue, Mariano fait de ses compétences sensibles le terreau de l’applicabilité des matières, des formes, des mécaniques. Il est en somme à lui seul un oxymoron, dont les plissés clair obscur, les vêtements et motifs floraux pris entre culture et nature, l’allure féminine de cariatide hiératique sur corps contemporain agile agencent ces grands paradoxes, industrieux et virtuoses.   

Fourrure

Plutôt claire pour les dames pendant la saison médiévale et plutôt sombre pour leurs rugueux seigneurs et possesseurs des forêts, qui jouissent exclusivement du droit de chasse. Le froid ne suffit pas seulement à justifier le port de la fourrure : elle est signe de pouvoir, d’opulence; et l’effet d’un transfert équivoque de l’homme sur la part animale, qu’il s’agit de maîtriser et transcender. À l’ère moderne cependant, la saison industrielle de la fourrure en aura écœuré quelques uns, lorsque les visons désormais élevés puis achevés en masse s’entassent dans l’indifférence anti-héroïque et l’horreur des entrepôts géants. Alors se payer le frisson d’un manteau de contrebande, en peau de bébé phoque au risque du lynchage, du courroux de la PETA ? La banquise fond à vue d’œil. Et en attendant le désordre météo, le fil et la fibre synthétiques font de petits miracles.

G

Gernreich Rudi

Esthète, danseur et créateur d’origine autrichienne exilé aux États-Unis, promoteur du monokini à destination de la jeunesse sexuelle et androgyne des années 60. Et d’autres formes provocantes  : ainsi la culotte haute exaltant les seins nus ou le trikini au dessin exigeant venant enlacer la nudité du mannequin muse Peggy Moffitt, liane au visage lunaire et théâtral, les yeux ourlés de khôl, et icône d’une saison décomplexée et sorcière comme le chante célèbrement Donovan.

Grisaille

Quoi de plus beau, quoi de plus authentique sinon de plus naturel que la lumière grise du ciel « bas et lourd » déclamé par Baudelaire, ce magnifique parisien, pour exalter la mode, ses filles et ses allures. Si l’on excepte l’allégorique studio et ses artifices, où les saisons ne sont que la cosmétique interchangeable des lentilles colorées - Antonioni les filme par interposition dans Blow up - le gris le vrai le tatoué, c’est ce fond de ciel, photogénique, de la lumière de Paris. Grisaille chérie qui donne au photographique comme à toute pierre son éclat, à toute étoffe son chien. Et de la flaque, spleen liquide, le gris du ciel, que Gœthe théorise bien, reflète et étale son chariot de couleurs, chiffonnier joueur.

H

Haircut

Madame de Sévigné écrit les derniers caprices capillaires à sa fille adorée, exilée en province; La précieuse du dix-septième siècle se coiffe d’ailleurs à la Montespan, à la Mancini, à la Hurlupée. Le punk crache dans ses mains pour mieux plaquer sa crête iroquoise. Le chanteur Beck hallucine dans la chaleur de la côte ouest une coupe du diable providentielle… Signe de fertilité, de puissance, de beauté, la chevelure est aussi la carte mémoire de nos états d’âme. Mais pour la mode, le cheveu est une matière comme une autre, corvéable et ductile, sujette aux tendances, analysée par les experts, métamorphosée par les artistes du poil dont on se dispute les miracles dans la confidentialité des boudoirs. Le cheveu est souple en été, structuré en hiver, court en période de deuil, impitoyablement brushé pour le bal et la nuit. Et poudré, crépu, bouclé, ondulé, texturé, ciré, gélifié, shaggy, wavy, nappy. Jusqu’à la prochaine tocade, ou le changement drastique de vie.

Has been

Couleur passée, épaule trop large, fourche en baisse, motif ringard, matière dégueulasse, queue de rat, chaussure pointue. L’has been est le qualificatif du déclassement, l’appellation contrôlée d’une mise au ban. Ce qui est passé du in au out.

Bien souvent, on note que ce mouvement de décote s’impose par saturation, écœurement caractériel lié à l’hyper représentation d’un modèle. Las, les early adopters annoncent le be nouveau, le la du newcomer. Au risque du never been de cette tendance, c’est-à-dire de l’absence d’une adoption massive par le public.

I

Île

Paradis alternatif pour la génération hippie, qui y bulle en sandales et tunique antiques. Station pour la jet set internationale qui y étrenne ses yachts rutilants. Plateau pour toutes les déesses au bain du Vogue lorsqu’il se consacre aux libations de l’été. Et métaphore valant pour tout studio d’une maison de mode, dès lors que l’on le regarde comme une petite communauté indigène, au tempo éternellement décalé puisqu’il s’agit toujours d’anticiper la saison avenir; un asile et une utopie créative où s’ourdissent les secrets d’une fiction dont on verra le temps de quelques mois, les héros et les héroïnes en parures nouvelles et pirates partir à l’assaut des quatre continents.

In

L’in c’est l’être dans la saison, l’acmé adorée. Et ce déjà, sur la pente descendante, comme tout soleil qui se couche, comme toute fleur qui flétrit. In est un devenir Out.

« Nous savons que ce qui est un costume de rigueur aujourd’hui sera un déguisement dans vingt ans, et que nous considérons aujourd’hui comme ridicules ou grotesques les redingotes de nos aïeux. Seuls les militaires échappent à cette loi de nature, en raison du caractère auguste et vénéré de leurs fonctions… Il ne faut pas s’imaginer que chaque mode nouvelle est la consécration d’un type définitif de vêtement, qui doit remplacer pour toujours celui que l’on abandonne. C’est simplement une variante »

Paul Poiret, En habillant l’époque, Edition Grasset, 1930, p. 187-188

Ishop (ou E-shop ?)

Post échoppe, post vitrine, post grand magasin, post plv, post mall, post corner, post flagship et surtout néo retail, l’e-shop est une manière de diffuser par des canaux contemporains et médiatiques les marchandises et productions de la mode. La grande question, la seule, est celle de l’expérience, celle du client. Quelle aura à l’ère digitale pour une transaction empirique qui engage le luxe comme la possession ? Marc Zukerberg aura-t-il la réponse ?

J

Jersey

« En 1916, Chanel voulut trouver un tissu aussi proche que possible du tricot. Rodier, faute de mieux, lui soumit une marchandise qu’il jugeait inemployable : le jersey. C’était exactement ce qu’elle cherchait : du tricot fabriqué sur machine. Elle jura à Rodier que ce tissu allait conquérir le marché. »

Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions de la Martinière

Jetlaged - Lost in translation

Largués et désorientés : un acteur venu faire la vedette pour une publicité et une étudiante en philosophie américains, Bob Harris et Charlotte, errent dans un Tokyo incompréhensible. Dans le film au sujet éminemment post moderne de la fin des années 90 intitulé « Lost in translation », le romantisme amer de Sofia Coppola tisse l’atmosphère nébuleuse d’un long déphasage. Ses héros en exil se calfeutrent en eux-mêmes, ou s’absorbent dans le halo indéchiffrable d’un néon au bord de la fenêtre écran d’un hôtel de luxe.    Pour le poète Robert Frost, « pœtry is what gets lost in translation  »… Mais reste t’il quelque chose à traduire lorsque tout ce qu’un étranger attend de vous est que vous fassiez la promotion d’un whisky ? Bill Murray et Scarlett Johansson font donc profil bas. Et le vestiaire suit : à peine une petite culotte ou une perruque rose poudré pour provoquer l’érotisme ou signifier la fête, sinon la ligne nette d’un petit manteau sombre APC pour poindre dans la foule_ avant de disparaitre… Quelques années plus tard, les jeunes gens emmenés par la maison Gucci elle même reprise avec faste et fracas baroque par Alessandro Michele, erreront à leur tour dans toutes les villes du monde pour les campagnes de la marque, mais cette fois dans des atours à l’éclectisme hautement bigarré : autre tournant post-moderne, ou la désorientation en forme de retraite minimale vire à l’affolement (mélancolique) de tous les langages.

K

Klein Calvin (1942 - )   

Exemple type du ready-to-wear américain, pratique et minimal jusqu’à toucher une forme de radicalité, sexy et provocateur dans sa communication. La marque Calvin Klein s’impose depuis les années 80 comme l’industrie magique du corps rêvé de la jeunesse, une fabrique icônique qui aura très tôt imposé le corps forever teenage, svelte, glabre et poli de Kate Moss comme le modèle du siècle. La saison promue par CK est donc celle d’un unique printemps, chahuté par l’hyper individu new-yorkais, self-made man or woman et machine célibataire n’interagissant avec un groupe que sur un mode essentiellement sexuel; un printemps érotique et actif, athlète mais en salle, urbain et climatisé.

K-way

Modèle contemporain du vêtement qui opère un retour heureux à la mode, phénix de ces bois, le K-way est avant tout l’idée d’une matière et d’une forme efficace, utile et nécessaire, conçu dans les années 50. Comme la capote militaire redessinée par Paul Poiret en 1914 ou les uniformes de Cardin, Courrèges et Balenciaga pour les belles des flottes aéroportées nationales, il répond à une question d’époque. Le K-way est un vêtement de pluie, imperméable, synthétique, léger, hygiénique, qui a pour particularité d’être son propre contenant et étui : ainsi replié dans l’une de ses poches, il disparait, comme une fleur non éclose. Il peut encore être porté en « banane » autour de la ceinture ou de façon plus explicite, en bandoulière, façon colt. L’apparaître dans une noble simplicité sportswear, reste le maître mot, fusse-t-il normcore. Décliné dans de multiples couleurs, il est sujet à la variation et à l’idée d’une consommation singularisée ou élective.

KHOL

L’acronyme de Kering, Hermès, l’Oréal, LVMH désigne la puissance financière des groupements industriels du luxe français.

L

Lee Edelkoort

Monument de la tendance et des prophéties colorées fondé en 1950, la montagne sacrée aura nombre de fois déclamé la mort de l’art, de la mode, de la vie. L’émergence des bureaux de tendances est, dans les années 70 et 80, le signe de l’externalisation du design des secteurs de l’industrie du vêtement et du textile. La place du designer ou du styliste est équivoque et fragile, pour les systèmes puissants et déjà globalisés de la production manufacturière. Il faut donc des oracles aussi certains qu’idéologues pour diriger les tendances et goûts des capitaines d’industries. Les bureaux de style et des modes de vie s’ouvrent alors, et à Paris notamment. Une reine est née, qui rassure les inquiets de leurs succès et infortunes, qui labellise l’ad hoc, qui néologise le futur…

Contrairement aux idées reçues, la tendance n’oriente jamais la mode même, mais plutôt les déclinaisons cosmétiques et mass-market de créations radicales ou nouvelles déjà émergées. Le bureau de style spraie donc ou diffuse ce goût, en une fragrance digérée et faite d’échos d’un présent passé. « easy, breathy, beautiful »

Londres (fashion week-end)

Au 18 septembre 2018, à Londres, ont défilé entre autres : Port 1961, Gareth Pugh, House of Holland, J W Anderson, Mary Katrantzou, Simone Rocha, Roland Mouret, Christopher Kane, Burberry, MM6 Maison Margiela…

M

Marseille

De Mallemort en Lubéron à Paris et de Paris à Marseille, de l’hiver froid raconté par sa première collection à l’hiver chaud du Souk marocain de son dernier défilé en 2018 - où les filles ondulaient en djellabas et longues jupes fluides, parées d’escarpins à brides langoureusement ouverts - Simon Porte Jaquemus opère une petite révolution climatique au sein du prêt-à-porter féminin français, plutôt porté par la morgue rêche et bleu-noire de la Parisienne, sa silhouette perpétuellement automnale sous un ciel gris urbain. Mais il y a Paris et la Province, Paris et la Provence, le grand Sud bleu blanc ocre. L’autre carte postale susceptible de séduire et rayonner de par le monde. Réchauffement ? Comme le clame le créateur lui-même sur son compte instagram : « I want only share sunshine with you all. »

Maroc

Puis en 2018, Simon Porte se réfugie dans le doux hiver marocain pour prolonger la béatitude d’une collection estivale. Or, dès les années 60 Yves Saint Laurent, grand couturier français né à Oran, s’installe à Marrakech avec Pierre Bergé, et y retourne toute sa vie pour dessiner ses collections, à l’abris des fureurs et des cycles du monde. Marrakech est pour Saint Laurent un ilot, un tapis, un jardin clos, un musée. Foucault dirait une hétérotopie. Le créateur vaque en son palais, entre éden et enfer opiacé, en compagnie d’une bohème décadente : Paul et Talitha Getty, Loulou, Marianne, Mick… Les turbans, les caftans, l’avalanche de bijoux berbères et d’argent, les perles de bois et les voiles, le raphia ou l’or, les couleurs stridentes et profondes… sont une Afrique et un Orient imaginaires, contes plutôt que contrées.

Megève

Analogue hivernal aux villégiatures balnéaires, ce village pittoresque est une station juchée sur un flanc rocheux, dédiée aux pratiques alpines et aux joies neigeuses. Deux fameuses boutiques distribuent les atours d’une pratique sportswear chic, AAllard (depuis 1926) et la maison Hermès (depuis 1950). Les articles, fuseaux, doudounes, accessoires, pulls, gants et autres fourrures… Relatent une allure technique et sportive, facile et confort comme le maillot une pièce l’est.   

Voir Saint Tropez, Biarritz, Cannes.

Milan (fashion week-end)

Au 24 septembre 2018, à Milan, ont défilé entre autres : Versus Versace, Jil Sander, Moncler 2 1952, Max Mara, Fendi, Etro, Prada, Moschino, Emporio Armani, Roberto Cavalli, Versace, Salvatore Ferragamo, Missoni, Marni, Giorgio Armani, Dolce & Gabbana…     

Minimal

C’est la mode d’Helmut Lang à Jil Sander et notamment Raf Simons. Des créateurs qui auront proposé des allures aux volumes simples, réduisant la couleur au bloc ou la radicalisant, structurant la ligne claire d’une silhouette sans ennoblissement et dans les limites postmodernes, crêtes acerbes et sculpturales. Minimalistes, aussi, en réponse aux exubérants et généreux prédécesseurs de la décennie 80. On peut noter que ce retour à la simplicité minimale, celle tant rêvée par les modernes modernes trouva des échos favorables dans les formes et formats sans symbole ni trop plein ornemental des robes et vêtements dessinés par les auteurs tel que Lanvin, Fortuny, Patou, Chanel … qui auront fabriqué la tenue minimum en leur temps.

Minimum

Maillot de bain porté sur les îles d’Héliopolis non loin d’Hyères, petit triangle d’étoffe accroché par un cordon qui couvre a minima la nudité des naturel.le.s insulaires.

N

Nanotechnologie (Micromégas ?)

Du macro au micro, de la fibre à l’algorithme, le vestiaire techno explore les possibles de l’hyper enveloppe, armure intelligente et thermorégulée, protectrice voire auto soignante. Nano comme l’optimisation radicale d’une seconde peau, qui donne à son porteur le sentiment d’être le géant génial et quasi ataraxique d’un monde facile et acquis. Ici, l’industrie est le volcan d’Héphaïstos, Nike lab en sa demeure.

New York (fashion week-end)

Au 14 septembre 2018, à New York, ont défilé entre autres : Tom Ford, Jeremy Scott, Eckhaus Latta, Longchamp, Boss, Mickæl Kors, Rodarte, Calvin Klein, Coach 1941, Marc Jacobs.

Nature 2

Depuis Jean Jacques Rousseau la forme d’une nature originelle perdue demande à l’homme social de considérer la politique comme l’éducation selon la vertu d’une grande morale systémique : celle du bon sens et de l’inventivité sensible. Nature comme point de départ et de chute pour l’être contemporain, qui, sans autre fard, va vers l’apocalypse. De catastrophe en catastrophe, la nature c’est le loupé ontologique-écologique. Joyeuse fin ?

O

Out

Voir In

P

Paris (fashion week)

Si les marques emmenées par KHOL vertèbrent le luxe mondial, à Paris défilent l’alpha et l’omega des maisons de la couture et du prêt-à-porter. Le calendrier organisé par la Fédération donne le vertige : chaque créneau, comme pour un rendez-vous chez un ophtalmologiste ou un chirurgien courus, est bataillé, chaque voisinage surveillé voire agilement chipé à sa voisine décadente. La semaine de la mode parisienne incarne à elle seule les enjeux comme les combats d’influences des grands groupes. Ainsi, en septembre 2018, l’arrivée d’Hedi Slimane, chez Céline comme chez LVMH, aura été honorée d’un créneau inédit. Dans le même temps chez Kering, Gucci en cette belle saison était française et non plus italienne, YSL dansait sur l’eau et Balenciaga turbinait un set de défilé explosif et apocalyptique avec Jon Rafman. Puissance contre puissance, à Paris, pour une fois, plusieurs centres se font concurrence. Les empereurs marchands ne dorment pas.

Patou Jean (1887-1936)

L’instigateur du parfum Joy, fragrance aux mille fleurs promue à l’époque comme étant la plus chère du monde, Jean Patou est d’abord un couturier qui dessine au début du vingtième siècle un art de vivre casual chic et des pièces émanant d’un sportswear de classe internationale : le vêtement féminin est simplifié dans la forme, fluide et lisse dans le choix des textiles. Nul excès de broderies ou de matières ne viennent troubler l’allure : la taille est dégagée et droite, la séduction libre comme témoignant d’une existence facile. Patou    apprécie la souplesse du jersey ; il propose aussi très tôt des lignes exclusivement dédiées aux activités sportives et de plein air, et habillera ainsi la championne Suzanne Lenglen. Qu’il s’agisse de partir en croisière à New York ou d’égayer ses jambes dans le cadre d’une partie de tennis à Deauville, les modèles choisis par Patou, aux carrures athlétiques, parlent autant à la cliente américaine émancipée qu’à la garçonne européenne des années folles. Déjà revisitée par Karl L., l’annonce de l’arrivée de Guillaume Henry à la maison Patou, en septembre 2018, par l’entremise du groupe LVMH, réouvre le patrimoine efficace et galant de cet élégant parisien.

Plage

C’est dans l’air vif des plages de la normandie Belle Époque où l’élite commence timidement d’exprimer un corps, que Gabrielle Chanel pose les bases de ce que sera l’allure moderne : débrouillée sinon sportive, libre, nette. C’est donc une plage que met en scène la maison Chanel pour la belle saison 2019 à venir, son directeur artistique at large Karl Lagerfeld ne cessant de réinvestir l’histoire de Gabrielle afin de mythifier la femme et son vestiaire. Sous la nef industrielle du grand palais parisien toujours, les dunes et le mouvement des vagues en vrai, la pittoresque paillote comme si vous y étiez, et les déclinaisons printanières du célèbre tailleur en tweed vaquant aussi nonchalamment qu’il leur est possible. Dans le fond, on n’a pas osé imprimer le dessin de la côte en 3 D mais qu’importe, le budget reste digne d’un péplum hollywoodien. Gabrielle aimait mêler le vrai et le toc dans les bijoux qu’elle arborait, manière de moquer la bourgeoise traditionnelle lorsqu’on l’instituait comme aimable coffre fort d’un mari… S’émerveillerait-elle aujourd’hui du kitsch manifeste des défilés Chanel actuels, au-delà de leur démonstration de pouvoir ? Adieu désinvolture et trouvailles de la plage, bonjour grandiloquence maquillée des récits marchands post mortem.

Promenade

« Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c’était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. »

Marcel Proust - Le Côté de Guermantes - À la Recherche du Temps perdu III -    page 136 - Folio classique

Prêt-à-porter

Ready-to-go ? Énoncé à New York il a quelques saisons, le « See now, buy now » aura dit la volonté américaine de dérober une certaine hégémonie européenne liée à d’antiques traditions du luxe. Cette proposition aura ainsi voulu révolutionner la conception et la diffusion du prêt-à-porter contemporain, possiblement consommable dans le hic et nunc de son dévoilement médiatique. Or c’était oublier les réalités incompressibles de la chaine manufacturière, ses matières, formes et standards réglés au métronome… Et les temporalités troubles du désir lui-même, qui projette, attend, rêve, diffère.

Voir Eshop et Retail

Q

Quiproquo

On ne porte pas un jean boyfriend pour être plus à son aise, et cette pièce, à l’ampleur calculée au cordeau comme témérairement ajustée sur les hanches, ne saurait être en rien celle que l’on emprunterait à un compagnon, par sympathie et paresse.

On ne glisse pas une chaussette de tennis dans une sandale compensée à talon très haut, on n’arbore pas un manteau XXL constitué de cinq pardessus (des)accordés les uns aux autres,    simplement parce que l’on n’a pas su choisir et qu’il fait quand même froid.

Le moche, pour reprendre un mot sardonique de Loic Prigent, n’est peut-être que la quête effarée d’un nouveau glamour. Et la mode une comédie des erreurs, des malentendus,    de contretemps_orchestrés avec une extrême précision. Dans un pan contemporain, de Gucci à Balenciaga, le jeu aura aussi été de désarmer par quiproquo choisis et frontaux.   

R

Redoux-regain

« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. »

Harmonie du soir, Charles Baudelaire, Les fleurs du mal (1857).

Retail

Science de l’ordre et du désir assouvi, la vente au détail présente, démontre, distribue. L’activité a pris un essor démentiel. Dépassant le simple fait d’étaler les produits et denrées vestimentaires, elle devient le prisme d’une « expérience client », et d’une spectacularisation, en miroir, de l’attrait individuel pour la chose. Le retail est désormais la somme des percepts vécus mais aussi produits dans la boutique, et de ses effets depuis l’entrée en magasin sur le client. De là, découle l’art des variations du même produit, pensé en amont par un marketing habile, l’art aussi de placer et déplacer ce « Même » pour lui donner le baume du nouveau, l’art enfin de sublimer un mode de vie plié, empilé et porté sur des socles et stèles dédiés. Bref, tout pour la    boutique.   

Voir Eshop

S

Saison 1

Lorsque les étals devinrent aussi gourmands qu’avares, la belle nouveauté, l’article du désir, s’est désynchronisé de l’air du temps le vrai, frais ou chaud. La logique carnassière du retail, des soldes, les blockchains de l’hyper-industrie, l’ultra géographisation post mondiale… Et la doudoune comme le bikini se sont vendus en même temps dans les mêmes endroits, sur toute la surface du globe. Las, chaque collection réalisait finalement le devenir mode : cet être permanent d’impermanence.   

Stylométrie,

« subst. fém.,ling. Science qui utilise les statistiques pour l'étude du style (supra II A). On peut mesurer le lexique et la syntaxe d'un style (…). La stylométrie usera de tous les moyens de mesurer : on pourra compter, calculer, faire des analyses factorielles, des prévisions statistiques, des comparaisons, (…) son objet global demeure cette propriété de l'ensemble sur laquelle s'exerce finalement le jugement esthétique (J.-M. Zembds Rech. de styl., Nancy, C.R.A.L., 1967, p. 36).

Homon. style2. Étymol. et Hist. A. Ca 1290 estile « manière d'agir » (Gautier de Bibbesworth, Traité sur la lang. fr., éd. A. Owen, 278); ca 1350 stile (Gilles le Muisit, Poésies, I, 125 ds T.-L.); ca 1480 selon son stille « à sa manière » (Myst. Viel Test., 43204, éd. J. de Rothschild, t. 5, p. 295); 1540 changer le stille de sa vie « changer de manière de vivre » »

Fragment extrait du dictionnaire CNRTL

http ://www.cnrtl.fr/definition/stylométrie

Saint Tropez (voir Megève, Monaco, Miami)

Toute station balnéaire ou thermale est un salon mondain orné de petites cages dorées, de tableaux miniatures esquissés par un Huysmans. Là, les oiseaux rares et migrateurs, viennent le temps d’un vol léger, les plumes lissées, flâner. En ces lieux rituels paradent de concert les oies blanches, les cigognes noires et les grives, mais aussi les tortues joaillières et les vénus en fourrures, promenades ou catwalks en décors naturels. La plage comme les vagues ici sont vraies; nul subterfuge sinon celui chirurgical des fards déposés au dessus et au dessous des becs et museaux, masques pour selfies où l’anti UV est banni.

Smoking

« Le smoking pour une femme est une vêtement de base du soir qui sera toujours à la mode. C’est une valeur sûre, qui n’a pas d’époque, pas de saison. »

Yves Saint Laurent

Soldes

Quand l’objet du désir redevient manufacturé, et sa valeur ratiboisée aux moments des fins de collection.

Quand on s’arrache à l’ouverture de certaines journées dédiées les fringues, oripeaux, frusques et autres mauvaises affaires, mais que l’achat se veut prise de guerre, que l’attrait du paraître est un match capital, entre rapine et rapt, un acte soudard.

Sold out, c’est l’écoulement des stocks dans leurs totalités, la joie rêvée et impossible du magasinier ! La belle volonté de l’entrepôt d’être solde de tout compte selon l’expression consacrée. Mais le vêtement soldé qui demeure en boutique, ne devient-il pas, ultime renversement, un élu possible au panthéon du vintage ?

T

Thermorégulation (voir Andropause)

Qu’il s’agisse de soie, de laine, ou des microfibres nouvelles de l’industrie textile, un enjeu de taille, et une alternative à la peau tannée de bête à longs poils, aura été de créer des surfaces où la circulation calorifique, son gain ou sa retenue, soient efficaces, pour qu’alors la frêle carcasse humaine ne soit plus l’esclave des frimats, des canicules, ou sujette aux sudations indues. Du chaud au froid, la grande quête textile vise la dimension confortable d’une thermorégulation.

« Ciel ! Ma polaire ! ? Ou est ma polaire ? » Note de l’auteur

U

Usage

Du jardin à l’usine le vêtement fonctionnel, workwear mais pas seulement, l’uniforme utile en somme_le bleu, le rouge, le jaune, en tissage et en maille… Ne s’éprend jamais des modes. Cette espèce vestimentaire est plus encline aux ennoblissements techniques, aux renforts optimisés, à l’ajout de technologie. Avec elle on entre dans la saison moderne des arts appliqués, leurs déclinaisons et leurs usages, d’évolutions post Darwin en révolutions, numérique incluse.

Uchronie

« Ce pourrait être le début d’une prise de conscience, mais cette réminiscence s’étiole et disparaît, absorbée par le trop-plein de réalité de la rue de Rivoli à la pause-déjeuner et à l’heure des soldes d’hiver. Ce n’est pas le bon jour pour un mort vivant. La ville est saturée de flux frénétiques tandis que Charles, non pas le poète maudit mais le zombi amorphe, dégueule lentement, dans un borborygme pénible, (…). Bien entendu, il dégoûte et effraie les riverains hyper-mobiles de la grande ville moderne, qui ne le voient que d’un œil et ne le tancent que d’un soupir. Pourquoi se soucier de ce miséreux alors que, partout autour d’eux, les attendent les marchandises fétiches et la fantasmagorie ? »

Eric Chauvier, Le revenant, Edition Allia, 2018, p.27

V

Vreeland Diana

Spécimen rare d’oiseau exotique, plumage bigarré, bec picassien, ramage résolument moderniste. En réalité, éditrice et rédactrice de mode légendaire, qui aura transcendé sa laideur par un sens suraigu et fantasque du style dans tous ses états. On doit à Vreeland les éditos les plus chers de la presse mode (Harper’s bazaar, Vogue). Sous sa directive, les équipes constituées des plus grands photographes (Avedon, Bailey, Klein, Penn) et des mannequins les plus impressionnants (Veruschka) prennent systématiquement l’avion vers des contrées lointaines. L’important n’est pas la robe en elle-même mais ce que l’on fait avec, rappelle Vreeland en substance. Plus les paysages et les conditions seront extrêmes, plus la fille et l’allure seront une ivresse spectaculaire. Les saisons ne sauraient donc être un cadre tiède : l’hiver est un sommet montagneux immaculé au Japon, et le manteau une débauche superlative de fourrures ; l’été une pyramide, un temple grec ou une architecture troglodyte turque inondés d’or et de soleil, afin que claque dans ses plus belles couleurs un    voile imprimé Pucci. Vreeland porte l’idée du style comme l’émanation d’un déplacement climatique et d’un voyage, comme une rencontre heureuse mais aussi une conquête très protégée, du divers.

Vitrine

La vitrine est l’apanage des saisons, le temps retrouvé, l’ici et maintenant de la collection mise en service, sans anticipation ni retard. La vitrine, c’est le hic et nunc de la mode. Lieu d’une présence dont l’évidence ne fait pas défaut. C’est la devanture achalandée qui est promesse de joie. Tabernacle des tabernacles, un présentisme pour reprendre la fameuse pensée de François Hartog, un régime de temporalité encapsulé et paradoxalement ouvert sur le monde, par de vers la vitre transparente. Le roulement des quatre saisons s’y assure, le déroulement des plans de collections aussi. À grand renfort de socles et de décors, cette grande horlogère est aussi menteuse qu’enjôleuse.

W

Walter Benjamin

(paris capitale de la mode)

Si Walter Benjamin théorise la vie moderne, la capitale de la mode et les passages dans le même laboratoire lutecien, c’est qu’à ce moment précis sont réunis là les pointes saillantes d’une existence nouvelle dont Charles Baudelaire dépliait malicieusement quelques décennies auparavant, en étoile errante, de poétique en piques critiques les thèmes de cet art de vivre. De la foule à la reproductibilité, de la vitesse à l’oubli, de la beauté au dégout, Paris la ville personna, est réceptacle, calice et alambic.   

« La discordance de la cité préhaussmanienne était étriquée, sombre, incertaine et piteusement émotionnelle. Avec le tracé des grands axes, Charles comprend que Paris est désormais un bain de multitude, une expérience dominée par l’anonymat, permettant à chacun d’observer ses contemporains afin d’en retirer un contentement esthétique, un voyage immobile et vaguement transgressif. »

Eric Chauvier, Le revenant, Edition Allia, 2018, p.28

Webzine, digital magazine

Longtemps le magazine de mode édité, imprimé, périodique, depuis le Mercure Galant jusqu’aux Vogue actuels, suscitait l’époque et sa convoitise. Aujourd’hui sa version web, ou plateforme digitale, ouvre un espace perméable au flux comme à l’air du temps sans ses fluctuations les plus fines; un espace permanent susceptible encore, de s’adonner aux joies du son et de l’image mouvement, lorsque les artistes et les photographes s’accaparent ces derniers pour explorer la mode comme narration et évènement étendus. Le webzine étire les limites, s’arroge une insolente versatilité dans le choix de ses annonceurs et ses partenariats. Now or never. L’objet papier tremble désormais sur ses bases. Et développe en réaction une temporalité nécessairement plus longue, moins synchrone, plus arrêtée dans ses choix et ses prescriptions : un retard, une mémoire… Critique ? Osons le mot.

Pendant ce temps, tous les smartphones de la planète tressautent à chaque minute pour saluer l’apparition d’une petite image carrée : billet, humeur ou séduisant papillon. Bien plus encore que le Webzine, Instagram cristallise pour la mode l’idée d’une communauté agissante et désirante, et une puissance d’attraction continue. La pluie et le beau temps, now and ever, anytime.

Winter

« Winter is coming. »

Ned Starkin, A song of ice and fire, George R. R. Martin, 1996

X

Xennials - Génération géniale

Chaque génération, à l’ère marketing, semble avoir son appellation spécifique, AOC du cadre politico-culturel dans lequel la génération grandit. En ce sens, Xennial correspond à la tranche humaine née entre 1975 et 1985 et constitue ce bloc particulier qui voit l’émergence quotidienne de la question de l’information, de l’accès et du flux, de la boite mail et de Facebook, des consoles et des téléphones portatifs… Autant dire de la préhistoire de l’hyper contemporain. Agile à se saisir de cette modernité, mais distinguant encore un fer à repasser d’un marteau, une vache d’un mouton, le Xennial est un point de jonction entre l’ancien et le nouveau monde.

Viendront ensuite les Millenials, ceux qui naissent peu avant ou pendant le bug de l’an 2000 : génération acquise à l’internet, à la pluralité et l’instantanéité maximum, à l’effondrement des deux tours et au seapunk, mais qui ne nait pas pour autant avec le tout smartphone tactile et ses « appli ». Les bébé post Millenials eux savent scroller sur un écran tactile in utero.

Les Millenials, ces ringards…     

Alors, le marketing, stratège dans la multiplication des petits pains, use de la compréhension de ces origines respectives et générationnelles pour attraper le bedeau - rendant le temps retrouvé vomitif. Le marketing est mort… vive les bureaux de style…

Y

Y a t-il un pilote dans l’avion ?

Le réchauffement climatique pose cette question d’une gouvernance du monde, et de la naïveté de l’humain à s’en croire le maître et possesseur. La terre en réalité tourne, indifférente à l’état d’angoisse coupable de son locataire.

Yacht

N’accoster sur les rives d’aucun pays si on le souhaite, envoyer ses sbires se mêler à la population locale en cas de nécessité extrême. Choisir son eau, sa température, son air, son panorama. Afficher sa morgue sans risque de retour. Sur le pont : fourreau cocktail les grands soirs, bikini éternel par mer calme, et short, chino, pantalon corsaire; un vestiaire croisière chic et sportswear étudié pour maintenir la température du corps au mépris des aléas du temps, protection anti-UV optimum_ protection tout court.

Yeye

De Johnny à Sylvie, l’époque adoube le blue jean pour tous, la mini jupe, la robe trois trous, les imprimés graphiques et les collants nylon color block, sinon les jambes nues. Une liberté du bassin, des genoux et des bras, lachée dans des torsions activistes s’accorde au rythme du Yéyé. La mode et la musique proposent un art de vivre de la jeunesse, émancipée ou en passe de gagner ce droit. L’allure classique, post post post Coco, celle de maman, reste toutefois persistante chez une Sheila.

Z

Zoo

La mode proposée par Rick Owens et sa compagne sorcière Michèle Lamy est un bestiaire dystopique à la grande force d’imaginaire. Les formes extensives, les parures sans anthropomorphisme ou sans physiologie correcte, dessinent un vestiaire en rupture avec la symétrie sagitale. Les corps comme les textiles fusionnent pour devenir zombie, chat écorcé racé, grue au désir éruptif, beau poulain transgressif. Dans ce panorama d’apocalypse, les animaux sauvages d’Owens s’exhibent encore sous serre ; Zoon logon ekon dont le vêtement est le mot le plus sûr.   

https ://www.modespratiques.fr/numeacutero-3.html

06/2018 Antoine CarbonneTextes courtsBruxelles_texte d'exposition

Judas / Question de méthode

« Au milieu de ces eaux combien de fois plonge t il les bras

pour prendre le cou qu’il a vu – il n’attrape rien !

Que voit-il, il ne sait, mais ce qu’il voit le consume,

C’est la même erreur qui abuse et excite ses yeux. »

Narcisse et Echo, livre III

In Les métamorphoses, Ovide, Editions de l’Ogre, 2017

Décoratives

A l’ombre de grandes surfaces ornementales, de papiers peints éteints et défraichis, de murs mûrs, les toiles reposent. L’ancien semi décoratif, jusqu’alors inerte, cailloux semés dans ce champ vertical hiératique, glisse et tombe. Les lais, agiles, regagnent l’état premier du motif, c’est-à-dire dans un premier temps celui d’une mobilité, de ce que peut la chose en mouvement à la surface et dans l’espace, puis de ce qu’il peut face au sujet, comme l’on dit peindre sur le motif, directement devant. La roche suspendue, le héraut masqué, l’écho, l’inconnu, le lac, la cascade, la fleur, tout indistinctement se met en branle, les dimensions se mêlent. Le mensonge croît.

Par couches, la fresque est totale, comme chez Zoran Music, et contamine chaque parcelle. La toile, le lais et son mur touchent à l’oxymore d’être soudainement en frontalité comme en abîme. Maxi collage, irruption d’une réalité dans une autre, sur et pardessus. Paysages encastrés. Décors en cascade.

Au leurre, les motifs picturaux de la peinture du peintre répondent : « si près si loin, qu’à cela ne tienne – Judas de quoi ? » La peinture est décorative, au risque de quoi ? D’une duperie, d’une illusion organisée ? Cartel du crime plastique. La peinture l’est-elle seulement, décorative ? Dans le semi de mille fleurs et de six roches, aubussonnais, un Sisyphe pathétique mais héroïque continue son âpre quête, quelqu’un crie, à côté.

Jus de peintre

Antoine Carbonne, ici, présente une série de peintures postées sur les tentures qu’il a peintes, elles mêmes inscrites dans le contexte domestique marqué d’Attic. La vidéo qui tourne au ralenti, encadrée d’une toile marouflée laisse apercevoir une cascade qui peine à s’écouler, tant son rythme inhabituel dérègle notre désir de perception normale ; dans ce flux contredit, gagne ce que la peinture engage, ici, un aller retour assez brutal entre le motif décoratif, de la tapisserie, et celui peint, pictural à plus d’un égard et qui l’on pourrait dire opportun, spontané, séduisant tant l’autre est figé. Comme les aiguilles d’une horloge qui font du sur place, par la stricte répétition mécanique, les motifs imprimés s’émoussent, ceux qui tentent d’avancer reviennent fatalement au même plan. En contre champs, les verdures peintes de Carbonne, les figures grotesques, outrancières, agitent un temps nouveau. La narration saute de peinture en peinture, de case en case, sans phylactère certes, mais telle une ellipse, un flash, un mirage, déploie une cinégénie lynchienne. Saccades, terreurs, les sujets picturaux se synchronisent… et l’œil cille. Les verdures comme les figures se confondent, vibrent.

Là, c’est la technique du peintre dont on parle ; son jus est habile. Les différentes touches et leurs proxémies, les effets de flouté, les zones de conforts visuels dessinés et les abruptes ellipses picturales disséminent le sens univoque pour donner aux formes des contours flous, au modelé des faux airs, à la vue d’ensemble son double. La peinture est un doppelganger.

Imperturbable, l’eau s’écoule. La rivière pond et charrie son lot d’écumes décélérées, qui disparaissent trop lentement, série d’hallucinations - hippocampes, lapin, fleur, kamasoutra, folle sortie du bois - ou formes rêvées et monstrueuses auxquelles l’eau donne corps, tel un arc parabolique, et constituent le temps d’un mirage statique, au beau milieu du lac, la scène primitive. La peinture est ce doppelganger.

Rébellion oculaire

Dans cette pièce, chez Attic, la petite porte blanche que vous regardez est ouverte, il y a des gens, c’est sympathique. Le décor est compassé. L’installation joue et déjoue l’existant. Ca marche. Ici, le motif décoratif est un degré d’abstraction spécifique, loin d’une réalité factuelle et documentaire. La peinture fait tapisserie, elle construit un monde étranger, un jardin elliptique, un bois narratif, duquel manque toujours ce qui est hors champ. Ce manquement, c’est l’erreur, la trahison et la tragédie de la peinture. Et de ces discutables effets, des errances du peintre, de la difficulté à faire tenir ce monde, la crispation se dénoue dans l’immense jouissance, la cascade sacrificielle de la couleur, du flot des hallucinations et des faisceaux de convergences que les tonalités et les cernes, que les formes et les touches agrègent, dimensions de dimensions.

La peinture est un défi, son bord le défalque du réel, la position du peintre celle d’une rébellion oculaire.

Mathieu Buard

Juin 2018

09/2014 Versace_Over constructedTextes courtsMagazine_Magazine n°

Versace_Over constructed_À propos de la D.A. éditoriale

in MGZ – Ping Pong avec Céline Mallet.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 4 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Versace donc : un lamé, un drapé sur un déhanché franc, ou la mode comme l'exaltation de la puissance désirante et sexuelle des corps. Une assurance classique, solaire, voluptueuse ; une joie pleine. En tout cas dans presque toutes les campagnes qu' Avedon aura réalisées pour la maison jusqu'au début des années 90, campagnes qui nous laissent un peu ahuris ou béats je crois, et quand on songe par exemple à un Terry Richardson : la branlette trash, la tristesse et les flash anxiogènes, les corps maigres et aigres des nymphettes à deux doigts du procès.

D'hier à aujourd'hui, je distingue à peu près trois périodes quant aux campagnes Versace dans leur ensemble : la période Avedon, la césure Meisel en 98 un peu après la mort de Gianni Versace, et puis dans les années 2000 avec Mario Testino la sucession narcissique des clones de Donatella Versace elle-même, ayant succédée à son frère : des odalisques paradoxales car languides, peroxydées, mais puissantes et guerrières en réalité (Madonna, Aguilera… des personnalités de la jet set la plus wealthy), dont Lady Gaga est l'un des derniers avatars.

La préhistoire de l'image Versace c'est d'abord Avedon : puissance des corps, puissance du groupe comme une moderne statuaire, et femmes tellement phalliques qu'on en reste coi, femmes qu'il faut soutenir encore et porter par tous les moyens : éphèbes musculeux et nus, détails architecturaux ou totems à la limite de la redondance… Tu disais Over constructed ?

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 5 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Over constructed, à fond, tout est construit comme une scène, un théâtre, où les femmes vestales sportwear assument un décontracté baroque, un trop de la pose qui me rappelle cette chanson dont il faut que je retrouve les paroles "you wear it well"…

Cette femme est une rhétorique : celle d'une captation qui dévore le plan et ces hommes aux couleurs rompues, taupe (ahah la méduse qui rend les hommes taupes) ou nude, chair. Une domina qui écrase de son pied le bel homme moderne, telle une vénus à la fourrure, ou plutôt une vénus à la permanente qui braque d'un jeu savant de prise de mains le bel Apollon et le soumet.

Blond, blanc, or, déesse indomptable. Les images sont baroques comme sur les plafonds des églises où les mouvements entrelacés s'enchaînent et accompagnent ici cette femme qui est la figure centrale. Avedon adresse un message efficace : l'homme est à genoux, et nous sommes béats comme tu le disais. Éloquente photographie (spring 1980) où la figure composée des hommes ne forme qu'un masculin uniforme qui tente de saisir, de regarder à la dérobée, sinon de capter l'attention de cette femme qui négligemment écrase le petit phallus pour mieux l'incarner.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

L'incarnation est en effet le mot juste voire toute la question (outre celle d'en avoir ou pas ; et puisque que l'on parle du grand langage classique et ou baroque). Avedon croit absolument à l'image qu'il met en place : à sa construction qu'il affirme et surligne par tous les moyens, à la beauté (réelle) des corps masculins et féminins qu'il exalte comme photographie. C'est cette croyance toute positiviste qui nous étourdit je crois.

Puisque nous croyons moins, que nous nous méfions plus, nous qui regardons d'une ère iconique si sophistiquée et ambiguë.

Nous jugeons et disons over constructed, mais n'est-ce pas plutôt le visage complètement refait de Donatella qui l'est ?

N'est-ce pas la beauté liftée, masquée, retouchée à l'image de Lady Gaga qui est trop over constructed pour être honnête ?

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Coup de bol ou méga intuition (ou tu parles plutôt sous l'effet du sentiment d'un retard culpabilisé ahaha) from Korea coucou et oui reprenons !

Effectivement on peut dire que Donatella est un must en termes d'équilibres faciaux et d'entrelacements baroques. Over constructed au départ, c'est quand même le Versace, Monsieur Gianni (avec Santo son frère et co-fondateur si j'ai bien tout compris sur Wiki), construisant ou post construisant une image de femme over sexy et pas la mama ni la donna.

Tout ça suit de façon concomitante l'actualisation de l'industrie à des échelles de distributions grandissantes, Versace devient un système extrêmement rodé qui se décline, d'où l'ère Avedon et du credo on ne change pas une équipe qui gagne. L'équilibre de la construction se joue comme une réponse aux propositions des skylines américaines, ériger un empire, faire corps avec le contexte et tenir droit, capital.

C'est la fête, celle que décrit Bret Easton Ellis dans Glamorama, mais jamais sans la chute.

Versace sans chute, libre et extatique.

Du coup la silhouette est colorfull, méga constrastée noir blanche, ou labelisée d'un motif dévorant (que l'on retrouvera alors dans Versace "casa" sur les coussins et autres assiettes de l'art de la table de l'empire) : soit Avedon 1988, 1993,1994… Le lion rugit.

Alors Meisel, 1998, "winter is coming" ? pour reprendre Game of thrones. La maison ne proposant plus rien si l'on regarde le style, les looks qui ne soit ad hoc avec l'époque. Non ?

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Winter is coming in 1998 carrément… et d'ailleurs les hommes partent aussi des images.

Les odalisques qui désormais prendront toute la place ont fini sans doute par les dévorer, de la même manière que Donatella Versace a dû elle-même absorber le projet, l'art et la vision de son frère pour que la maison puisse continuer d'exister.

Et oui, vient se greffer à l'affaire l'emballement industriel et international du système mode.

Comme dans toutes les grandes superproductions, et comme toute bonne héroïne de péplum, Donatella est puissante et fragile à la fois : il lui faut s'appuyer sur les figures du star system pour justifier et consolider l'empire. Il y a bien une fragilité dans le système donc, comme il existe un chiasme entre le fait d'être une femme d'affaire et vouloir quand même ressembler à la caricature de Barbie.

Avedon c'était un fantasme pur, et un panthéon. Testino aujourd'hui, c'est une stratégie (au fond légèrement schizophrène, d'où l'affaire des images Gaga il y a peu).

Il y a quand même un vrai savoir faire comme une virtuosité technique, un art souvent (pas toujours visible à l'image d'ailleurs) de transcender comme de transfigurer les matières chez Versace. C'est aussi ce que raconte le visage de Donatella, ainsi que celui de Madonna ou Lady Gaga !

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 7 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Oui et du système mode dans le fond rien à redire, le prêt-à-porter de luxe repose sur ce mode de production sériel et les italiens mieux que quiconque savent bien faire l'industrie, qu'ils ont ce savoir faire du luxe. La main du tissu, la qualité de l'ensemble, indiscutablement tactile, très bien choisi, est "constructed". Tant et si bien que crac, Versace Atelier fait surface tout récemment pour défilé au moment de la couture, catégorie analogue, dans l'inconscient collectif, à qualité, rareté…

Un choix stratégique évidemment de montée en gamme perpétuelle et moment où Lady Gaga pour le coup ne pourra pas défiler (si l'on repense à la stratégie ratée et over cramée de Nicolas Formicetti au premier défilé de sa prise en main de la direction artistique chez Mugler). On peut dire finalement qu'utiliser une "pop" star c'est faire événement, de faire savoir que la marque existe toujours, à grand renfort de Mert et Marcus, s'assurer d'un succès ou d'une couverture médiatique.

En somme, l'over constructed finalement aura toujours été chez Versace la stratégie éditoriale, celle de l'image. Et en rapport comme tu le disais à l'esthétique sinon aux lois de la jungle du moment. La stratégie éditoriale de Versace si l'on tente un résumé n'est-ce pas la métaphore filée et très explicite de l'addition, photographique, stylistique, technique ?

Tu as raison de parler des photographies fuitées sur internet, le « set design » opéré par les filtres successifs de photoshop sur le crâne de Lady Gaga, c'est la poursuite de cette stratégie additionnelle.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par sms,

Date : 9 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

« Hey, je pense pouvoir accéder à mes mails en début de soirée – j’espère que ça ira… Désolée, connexion infernale et impatience de ma part d’où les textos qui vont suivre ! »

« Sinon l’addition oui, à l’image oui, notamment à la grande époque Avedon où 10 corps et allures valent mieux qu’un… L’addition, c’est aussi le baroque dans son acception vulgaire et la caricature du style à l’italienne : on ne retranche rien au contraire – ne nous méfions pas de la beauté quitte à en faire des caisses (des drapés, les découpes, les accessoires, bijoux qui viennent confirmer les découpes etc, et encore chez lady Gaga) – c’est cette audace que relayait si bien Avedon et qui peut être émeut encore aujourd’hui… »

« La pop star est là pour affirmer la mythologie over the top de la maison. Et oui sur un mode noir, c’est peut être aussi devenu une image étrange de l’Autre… »

« C’est Donatella qui reste l’image la plus persistante pour Versace aujourd’hui… L’univers stylistique en lui-même on l’a un peu oublié ? D’où les clones qui se répètent, mais énoncent un certain vide, surenchère du seul star système… »

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 9 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Une girl next door tu veux dire, enfin façon de parler, si l’on considère le pedigree, over the rainbow plutôt… De la Russie des millionnaires ou du public féminin des BRICS finalement, de l’Amérique de la côte Est… Où le too much est la ligne de conduite. Et il est vrai que c’est aussi une façon de poursuivre une distinction, non rachitique et pincée Karl Chanel, hors maman moderne façon Phœbe Céline. Quoi, l’on ne pourrait pas être over the top, femme riche alanguie, poseuse et refaite. No way ! Le jeu qui se déroule là est too much et alors ?

05/2012 Souvenirs du futur_ À propos des précollectionsTextes courtsMagazine_Magazine n°

« Souvenirs du futur1 »

Ni capsule, ni prêt-à-porter, plus vraiment croisière et impassiblement non couture l’esprit de la pré-collection est un effluve singulier. Simplement définie par sa temporalité pré et relayée principalement par le net, on peut s’interroger sur son utilité sinon sa réalité. De Givenchy à Chanel en passant par Balenciaga l’importance de la pré-collection ne fait pourtant pas de mystère. Quelles qualités pour la pré-collection alors ?

 

1 Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, Vervier « Collection Slovo », 2000

A son origine, une pré-collection est créée pour entretenir, dans le rythme commercial, une transition entre les collections fall-winter et spring-summer sur les racks des boutiques. Elle est le moyen d’un cashflow qui, en apportant un flux supplémentaire, soutient la rotation de la production des principales collections éphémérides. La pré-collection est donc un vase communicant, qui pousse la logique du chiffre. De fait les jeunes créateurs ne peuvent déployer un tel attelage provisionnel de cash et, en l’absence de flow, ces jeunes Maisons ne peuvent jouir de la multiplication des gammes. Evidemment, la pré-collection s’appuie sur le support de l’industrie et de l’outil de production de chaque grande maison. A cela, la raison commerciale joue de son attente de rentabilité, qui réclame une accélération du rythme de la production et impulse ce que l’on nomme nouveauté pour le consommateur.

Est-ce une transition, une évocation, une préparation ?

La pré-collection, sous sa forme actuelle, est une collection croisière généralisée à l’ensemble du système du prêt-à-porter, étendue à l’ensemble des Maisons, ou quasiment. Elle joue de la nature industrielle de la mode lorsque celle-ci se définit comme prêt-à-porter. Dès lors, quelle différence entre la collection du créateur et sa précédente, dite « pré-co » ? Entre celle que l’on pourrait qualifier de prisme d’images et celle qui est réduite à sa version commerciale ? Les différences se posent ailleurs.

Paris Bombay, Paris New York, Paris Paris, voilà l’esprit.

La pré-collection est présentée par avance, dans des conditions spécifiques, c’est-à-dire dans un hic et nunc exotique ; Balenciaga et tant d’autres défilent à New York, hors du régime officiel et conventionnel de Paris, Milan… En l’état, l’ailleurs c’est la nouveauté. L’avant d’une collection pose donc un régime spécifique. D’un côté, la collection d’estime et d’images abouties et de l’autre une pré-collection de produits aboutis. Là, Roland Barthes semblerait nous servir lorsqu’il pose la différence entre vêtement réel et vêtement image. La « pré-co » n’est donc pas un brouillon.

Est-elle le miroir de ce qui arrive, comme l’anticipation ou plus exactement le souvenir d’un futur rêvé ?

Les stylistes de la pré-collection cherchent et présentent des volumes et des idées qui seront le réservoir formel d’un shopping dans lequel le designer prélèvera des éléments pour construire son show et aboutir véritablement la vision d’un présent esthétique, qualité de présent de la Maison. Les stylistes produisent les codes d’un ADN que le designer séquence. La pré-collection peut être finalement envisagée comme une plateforme dérivative qui apporte la nouveauté : un laboratoire prospectif qui se développera et aboutira par la suite dans la collection show off spring-summer…

« Plus la Différence est fine, indiscernable, plus s’éveille et s’aiguise le sens du Divers.2 »

La pré-collection ne constitue pas réellement des looks au sens complexe où se construisent les looks/images du défilé, dans sa forme articulée de silhouette en silhouette ; chaque modèle de la pré-collection semble pensé hors de cette contingence et sert de laboratoire à l’élaboration du produit, moins enrichi, moins ennobli, moins précis dans le choix de ses matières, mais souvent formellement plus inscrit dans le process industriel et donc prospectif de ce point de vue. Ces formes tiennent par elles-mêmes, sans image ni parure. Ces produits restituent en miroir et par écho les désirs et obsessions du designer, l’esprit de la Maison et de ce qui se cherche là, maintenant. La pré-collection n’est pas pensée sans le designer mais plutôt développée dans un premier temps hors de son regard. Les studios des Maisons en témoignent : deux lieux pour deux productions dans un même présent.

« Il est indubitable qu’à l’intérieur de chaque « instant » il y a une certaine complexité, une espèce de temps intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on traverse la rue – traverser d’un bond le flot des secondes comme on traverse un flot de voitures, sans se faire écraser.3 » Ainsi, si la pré-co est un laboratoire, elle participe et accentue le sentiment du divers, l’exotisme de la nouveauté qui définit un présent intempestif. La collection pose, elle, la définition d’une qualité de présent : celle du temps de l’accord, du goût et de la cohérence d’une vision. A l’inverse, la capsule sera le succédané d’une réussite, redéployée sans les qualités d’aboutissement de la collection prêt-à-porter, autour d’une série de produits phares, telle une suite.

Paris Bombay, Paris New York, Paris Paris : la pré-collection est donc l’énoncé des différences que le designer viendra organiser sous le prisme d’un spectacle des « antinomies, des contrastes éternels, des irréductibles » et de parvenir à produire un accord, la collection.

Mathieu Buard

4 928c

Exergue

La pré-collection n’est pas pensée sans le designer mais plutôt développée dans un premier temps hors de son regard. Les studios des Maisons en témoignent : deux lieux pour deux productions dans un même présent […]

2 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, éditions Fata Morgana, 1908

3 Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, Vervier « Collection Slovo », 2000