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Écrits -> Textes courts

11/2023 The Great Triumphal Cars & Entretien avec Raphaël BarontiniTextes courtsFeu_Issue 4_Unkind

 

The Great Triumphal Cars

 

Introduction,

 

Que peut un mouvement de foule pour le discours  ? Qu’est-ce que l’on transgresse lorsque l’on joue des corps ou des coudes ? Si, la parade et le carnaval, depuis le fabuleux Rabelais[1], décrivent des subversions sociales, qu’est ce-que faire acte de procession, pour un groupe, pour une communauté, pour l’un et le commun  ? Reste, ici, encore un dernier mystère  : que fabrique le char triomphal de Maximilien, empereur 1er de son prénom, et son peintre officiel fidèle Adalbert dans cette affaire de processions contemporaines ?

 

Le char que propose Dürer est une supplique, celle d’une aspiration à l’expression libre. Impossible tache que de peindre le goût, les envies, les élans d’une époque et de définir les lignes à bouger pour imprimer l’époque d’une nécessaire irrévérence, d’une petite violence faite à l’ordre établie, d’un grand pas de côté. Pas de deux, pas de trois, hop, danses d’un bain de jouvence espiègle.

 

S’il est question d’un transitoire et d’une agile manière façon, sans trop de conventions ou par amas, de représenter l’ère du temps, l’on peut se dire qu’il y a du lest, du large, du dessein dans les 8 plaques gravées détaillées de chevaux, de muses et de roues libres que le graveur compose. S’il s’agit d’une malice de l’auteur, dépeignant un chariot si vertueux, l’on proposerait que la morale d’alors, à la génération suivante ou précédente, soit revêche aux fondements. Présomptueuse mais somptueuse, la scène d’Adalbert est fantastique de sa versatilité, de ses volutes, de son charme équestre. La foule y est joyeuse, les corps exaltés ou presque.

 


[1] Dans une perspective que trace Bakhtine dans son fameux livre L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance édité en 1982.

1 Parader – Manifester – Processer.

Marchander, glisser, encadenasser, allonger, pogoter, crier, tirer, chevaucher, skater… la liste des gestes qui marquent d’un discours le sol est longue. Extraite des cultures séculaires, de tradition autant militaire que carnavalesque, la parade ici m’importe. Elle marque, une mise en présence d’un corps spectaculaire, disons moins ordinaire pour un temps, une bravade faite à l’habitus, qui d’un revers de main invente un temps exemplaire, restons modeste, un temps à soi, autrement. Reprise par la performance, l’installation ou la danse, la parade et ses corps impriment une vision émancipée.

Pensons la masse singulière, la foule qui trouve son chant d’accord et selon (LA)HORDE, dans Room With A View (2020) ou dans Age Of Content (2023), ses effets de corps de ballet dans l’agrégation des ruptures et des contre-points. Parader, ici revient à porter les costumes et typologies documentés de personnages anonymes mais contemporains, extrait d’un modèle de réalité virale. Postures et styles qui agitent et manifestent des questions que la queerness traverse mais plutôt et plus en amont que les us et coutumes, les communs d’un folklore ou d’une communauté post quelque chose, d’où qu’elle surgisse, constituent. Tous compris, ces corps, se présentent et se regardent, s’assemblent et s’affrontent.

Dans les ruptures, parce que les danseurs pris individuellement donnent à l’individu sa place comme auteur, à l’inverse du corps hiérarchique du ballet. Dans les changements et métamorphoses abruptes et volontaires de ces personnalités qu’invitent la rencontre de l’autre. Genres de contre-points exogènes qui bouleversent et dérèglent, qui démasquent, qui travestissent et performent une gestuelle. Danse de luttes et processus de déplacement du virtuose, du canon, de la belle danse : les corps sont contextuels, les questions s’entonnent. La foule est un débordement.

La parade serait le lieu d’une irrévocable intention de subvenir à la subversion.

Autrement, Hew Locke, à la Tate Britain, re-construit la forme expressive d’une marche transhistorique dans le hiératisme le plus grandiloquent. Procession (2023) déplie l’installation de mannequins statiques mais extatiques dans la nef centrale et néo-classique du musée. L’artiste inscrit d’un grand geste un cortège guerrier dont l’ambition pose, avec éloquence, la théâtralité paradoxalement horizontale d’un grand « déboulé ». La foule manifeste, toutes bannières et revendications portées en étendards picturaux, vers, contre ou au devant d’une contestation. Les sculptures de résines, d’étoffes, de cartons, ces personnages équestres, ces tigres humains, ces divins oiseaux et les enfants arlequins transcendent la lutte et sa libre expression. Espace créolisé, bagages culturels et témoignages visuels, l’effet de réalisme tient de la posture des corps représentés, du nombre et de l’effervescence chromatique et des hybridations polyphoniques sinon multi-totémiques de la scène dans son ensemble.

Il y a de la superbe dans la riposte.

Clément Courgeon, seul mais nombreux en paroles et voix déclamées, grand troubadour et poète des contrées étranges et algébriques, dans l’avancée, harangue l’auditoire esbaudie. Ici, si le corps et le costume sonnent l’interpellation plastique, l’arrêt in situ, ce qui prime c’est le processus de langage déconstruit par l’absurde, la posture accablée par la parure, l’économie de l’attention dédite par une péroraison bruitiste. Fier pan à clous, l’artiste truque la transaction linguistique, et dénie l’utilité de la fonction phatique. Grotesque rabatteur sirène, la parade lui sert de filet de braconnage. Et finalement, en diva, il rapt l’oreille et laisse fuir l’œil. La relation à l’autre est indisposée, le liminal claquemuré. Plus rien ne bouge. Et tel un carnaval qui renverse l’ordre établi, il transgresse en soliloque la loi du spectateur en spectacle.

Flirterait-on avec la danse macabre ?

Donna Huanca, de tableaux vivants en scènes évidées des corps à la Zabludovich (2016) avec Scar cymbals semble activer dans l’espace un orgue de couleurs, de poses et présences. Cheffe d’orchestre, l’apparition de la parade et ses formes d’expressions sont fixées à la manière de la matière picturale déposée éternellement sur une toile. De fusions en délicates vibrations, les corps peints, fardés, maquillés, apprêtés d’une mise de cérémonial s’organisent dans la couleur agencée. L’adhésion d’un corps au risque de sa dissolution à la surface d’une grande carte calme et inéluctable. L’étrangeté tient autant de la déposition d’une genre ou d’un stéréotype que de la scène emprunte de cette symphonie silencieuse. De sujets fluides en protestations mutiques, l’installation est une marche immobile pacifique, écho d’une culture matérielle où le médium corps est « un totem épidermique ».

L’orné serait force de guerre.

Raphaël Barontini, encore, et dans l’entretien qui suit cet article, décrit très bien l’extension d’une peinture de sujets, de portraits, de sociétés, agitée par le débordement dans d’autres champs et médiums. La peinture étendue, non pas alanguie mais de marching band, celle qui déploie depuis la toile libre et le costume de parade la présence indiscutable d’un corps, d’un chant, d’un groupe dans l’espace et qui embrasse dès lors l’épaisseur d’une histoire politique ou d’une culture mémorielle, immatérielle. Dans ce panorama textile, une vision englobée sinon créolisée circule de sens en cillement, de héros omis en femmes puissantes. Partant, l’apparition ou la « panthéonisation » à venir replace pour l’esprit du lieu, la diversité posée en nécessité, la vérité des épopées tristes et violentes, l’authentique d’une révolte.

De quelle transaction parle-t-on encore ?

Sans chariot ni foule attentive, David Hammons, marchande la place de l’humanité flouée. Marchandage comme l’acte de ne pas céder et de briguer le meilleur deal, de renégocier cette même valeur et de pousser l’avantage. De boules de neige Bliz-aard Ball Sale en empreintes anthropomorphiques Body prints, la ténacité de l’existence, sa valeur intrinsèque et non négociable sont discutées. D’une minorité diffamée à la réalité d’une reconnaissance d’état, l’œuvre entière de David Hammons est tournée sur l’importance de la mise en commun, de la puissance d’un corps médium, tampon et estampillé sur les insignes d’une communauté nation qui les lui refuse. De faire corps à corps et devenir héraldique.

2 Débouler – déborder – faire trembler.

Entretien de Mathieu Buard avec Raphaël Barontini.

Juillet 2023.

MB : La procession, si je peux l’appeler ainsi, et les formes d’acting ou de performance de corps vêtus sont très présents, associés ou synchronisés à ta peinture, qu’elle soit elle sur châssis, sous forme de grandes tentures et à fortiori en bannières montées sur portes étendards mobiles. Qu’est-ce que cela engage plastiquement ? Politiquement ? De quoi est-il question dans ces assemblages aux multiples dimensions ?

RB : Mon travail, c’est une remixage de codes traditionnels, liés au carnaval, mais aussi à mon héritage culturel et familial. Et même, au delà, avant de passer à l’acte de performance, mon langage plastique procède d’une relecture de codes, où la question de la pièce portée, d’une pièce picturale qui devient autre, comme les bannières, suppose une activation hors de l’espace muséal ou de celui de la galerie. C’est une pratique et des objets qui m’intéressent. Et j’y vois un vrai enjeu en tant qu’artiste. La question de la peinture qui sort de sa forme classique, émancipée du tableau, cette peinture là pose problème au marché, à la façon de collectionner… Mes bannières, capes, chaps, sont des pièces picturales qui sont difficilement comprises par les collectionneurs, les institutions … Toutes ces tenues d’apparats revisitées invitent à voir la pièce textile comme autre chose qu’un tableau et posent problème à un mode de pensée très conventionnel et très franco-français aussi. Notamment dans la réception mais aussi dans la projection de ce que l’œuvre peut devenir a posteriori. L’in situ de la performance active aussi une contextualisation spécifique qui active un cérémonial

J’assume cette position qui est une partie vitale de ma pratique. Je ne pourrais pas me cotonner à travailler des formes textiles traditionnelles simplement parce qu’elles seraient plus acceptables pour la critique ou le marché. Même si j’ai une grande excitation à me confronter aux codes classiques de la peinture et à l’histoire du médium, j’ai besoin de ce pas de côté dans un champ qui est de l’ordre du vivant. À mon sens, cela donne une sorte de pulsion de vie à mon travail pictural. De le transfigurer sur un textile, sur une peinture qui ressemble à une bannière, cela change pour le spectateur la qualité de la réception de l’œuvre, jusqu’à en modifier la perception.

Ensuite, intégrer la peinture à la performance, et notamment comme celle qui est jouée au Panthéon « Nous pourrions être des héros », c’est créer un moment collectif, comme le carnaval peut être un moment collectif primordial pour la vie d’une société. Comme aux Antilles, comme les Sambodromes au Brésil. Et souvent parce que l’histoire des carnavals est empreinte de questions sociales et raciales. C’est intéressant de voir qu’au Brésil, il y avait un carnaval officiel mené par les castes européennes et riches de Rio pendant que dans le même temps s’organisaient des parades plus underground dans les favelas et qu’aujourd’hui ceux sont elles qui ont pris le lead. Et quand bien même le carnaval est davantage institutionnalisé et que c’est bien un spectacle dont on parle, c’est la victoire politique d’une esthétique d’afro-descendants. Comme à la Nouvelle Orléans, où l’esthétique Black Indians, défend et trace une expression culturelle où l’idée de Native American témoigne de communautés indiennes et noires solidaires face à l’esclavage et à la colonisation… Le carnaval est toujours l’expression d’une revendication politique.

Performances et moments collectifs aux qualités mémorielles qui me permettent d’interroger l’histoire et par cette typologie de l’évocation mémorielle de créer un moment contemporain dans l’espace public. Au Texas, au SCAD Museum en 2020, avec la performance « the golden march » autour de la biographie de l’abolitionniste Frederick Douglass, performance quasi cérémonielle construite autour d’un marching band, qui reprend l’expression traditionnelle de la musique militaire du sud des États Unis et qui trouve notamment ses origines sonores et de paraître pendant la guerre sécession.

Performance à la dimension mémorielle encore, lorsque des cavaliers proposaient par leurs présences de réévoquer la bataille de Vertières en Haïti, bataille décisive et finale en 1803 pour la liberté, point d’orgue de la révolution pour l’abolition de l’esclavage, échos aux personnages héroïques et méconnus Jean-Jacques Dessalines et François Capois qui succèdent au commandement lorsque Toussaint Louverture est arrêté.

Alors au Panthéon, en octobre 2023, pour « Nous pourrions être des héros », le Mas de carnaval, groupe

Groupe à peaux Antillais constitués de tambours en bois aux sonorités beaucoup plus africaines, à l’appui de bannières et d’une grande fresque textile, fait apparaître par la performance et le groupe de danseurs un panthéon imaginaire de douze figures historiques, majoritairement féminines, noires et métisses, d’héroïnes et héros qui ont contribué à l’insurrection et in fine à l’abolition de l’esclavage. L’idée de faire retentir dans l’enceinte du monument le Mas installe l’hommage et la cérémonie de ces figures engagées, telle une panthéonisation.

MB : Ce qui est éclairé ici, c’est aussi l’importance de l’in situ de chacune de tes performances, lieux et paysages historiques qui font un écho immédiat par le contexte au geste pictural et cérémoniel déployé. Alors si l’on repense au sonore, d’une matière qui augmente le dispositif, mais aussi par la richesse des signes et registres ainsi que la pluralité des moyens plastiques… j’aimerai maintenant aborder l’aspect plastique de tes œuvres dont l’expression m’apparait transgressive. Une subversion utile. Peut-on le dire ainsi ?

RB : Oui, dans la forme, je m’autorise toutes les potentialités colorées et les matérialités les plus diverses. Potentialités justement issues de cet héritage visuel du carnaval et des traditions populaires. J’achète lors de mes voyages et résidences des matières premières textiles et des ennoblissements. Ça a été le cas au Mexique, en Haïti, à Singapour… Il y a une idée de séduction visuelle, et parfois on peut être à la limite du bon goût, sur des accords colorés osés qui flirtent pour la peinture et le vêtement sur des pentes peu conventionnelles, par la matérialité et l’imagerie hybrides.

Mais au-delà de la forme, sur le fond, c’est une poétique politique, de confronter le médium à d’autres formes, dans ces pas de côtés, c’est une expérience du débordement. Médium débordé sciemment par l’usage d’une frange, de finitions de mercerie ; cette matérialité apporte une dé-hiérarchisation spécifique.

Peinture excitée d’un « déboulé » qui est une forme de mouvement de parade à la Réunion, comme l’expérience de corps la foule devient une dynamique collective, une masse où le carnaval insuffle une rythme, la manifestation d’engagements corporels. De cette masse sort une danse collective, spontanée… Ainsi inviter un groupe associatif dans le cadre mémoriel du panthéon, activer des drapeaux et des bannières, travailler l’expression collective, un rythme, une parade, ce « déboulé », toute cela va définir la cadence et la matérialité transfigurer par les corps. Dans le surgissement que j’anticipe au Panthéon, à cette allure et par surprise, l’espace public ou institutionnel sera entrepris de la dynamique des corps, subversive, celle qui agite la bienséance usuelle, des relations des uns avec ou contre les autres.

Mathieu Buard, septembre 2023.

03/2023 Éditorial_NOW.HERE - NO.WHERE Les temporains en voyage.Textes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

NOW.HERE – NO.WHERE

Les temporains en voyage.

 

Éditorial pour Temple 11_Made in Japon 

 

Sur une pancarte de métal émaillé blanc plantée proprement sur la cime de la montagnette, talus de basse altitude, étaient dessinés selon les règles de la lettre peinte, dans une uncanny graphie ghostique, les termes impassibles ‘ NOW.HERE – NO.WHERE ’. Implacable sentence, coordonnées GPS cryptiques, toponymie de sphinx appliquée brodée sur le devant du paysage, gaufrage à chaud de cette carte postale, la vaste étendue courrait par delà, au plus bas du monticule rocheux, fameuse ronde bosse horizontale. Les mots échappaient à la chose vue.

Fouillant sous sa houppelande logotypée et écocert, l’autre dit « l’intrépide », trouve dans la poche cachée de son habit l’hardware domestique, mamelle quotidienne des laitages et nectars en favoris des industries culturelles et créatives. Il saisit le code à la source. L’IA farfouille. L’autre tempère. L’IA ne donne rien, ingrate. Le temporain tempeste. Enfin… l’IA ne donne pas rien mais presque rien. S’affiche dans les entrelacs numériques un amas pittoresque, à l’image du lieu. Tactile, la houppelande retroussée et l’écran comme écu, la cape au vent quoi, l’intrépide zoome et plonge.

Ça clignote.

L’autre absent à l’un, absorbé à sa tache archéologique, tout occupé à déplier la matière data comme on époussetterait la surface ciselée d’une étagère rustique chic à la découverte d’un mobilier antévernaculaire, d’un chækgeori insalubre, sinon d’un réceptacle dépositaire des souvenirs glanés ou mieux encore des baldaquins lacustres des savoir-faire martyrs et bourreaux de la matière que l’on trouvait dans les recoins des temples manufacturiers - il cherche dans le feed. Trésors, anima et gestes virtuoses d’une unité commune, un folklore en soi. Tout cela et presque rien.

Recouvert de la pellicule de poussière ad hoc et au dessous de laquelle s’agite encore une led aux flavescences changeantes, l’éternelle allumée par la puce solaire intégrée qui lui sert de pis, trouve son ressort dans la marchandisable jactance énergétique et flux tendu du soleil qui nourrit la chimère kawaï High Fidelity et lui fait pétiller encore et toujours le bout, d’où sort on l’aura compris signaux, sucs et émanations nacrés d’iridescents coloris que la décence a drapés de gris, grand voile de dignité poudrée que les années produisent. Et qui éclaire l’environ d’une lueur compagne.

À l’arrière plan, au rond de bosse susdit qui fait face, bel archipel minérale du derrière de la pancarte que notre temporain ausculte et se plait à dépeindre pour lui-même, désynchronie. Debout, la basket solidement arrimée au monticule, les mains dans le dos, rejouant la scène de Friedrich et pensant voir le voir de la vague du Maistre Hokusai, il rêve au lointain et coquerique « ô exotisme, horizon chéri ». À cette vision de cabinet de domestication des matières du monde par la vision temporaine se couple l’écho marmonné de l’intrépide qui dissèque, quoique prisonnier de l’algorithme, le nappage cradoc de l’immatériel environ numérique #excès#fétiche#bondage.

On débranche.

Le cosmos du derrière de la pancarte s’étend indifférent, autel stéréographique ou gros dragon gras, tokonoma éphéméride d’une entre réalité. Sans entrave, subversif en soi, la matière comme les glissements de terrains, mondaine d’un lieu, outre mondaine de l’autre, s’énonçait sans panique, dans une profusion pornfood, pratiquant l’intensité, le calme et les transgressions, l’outrance et débord volcanique avec la même volupté qu’un divertissement télévisé.

Contemplant avec effroi la situation, solitaire on le sait, le temporain étire sa téléscopique pulsion et shoote.

Temple 11 - Made in Japon, c’est possiblement la pensée des ailleurs ou l’esthétique du divers chère à Victor Segalen, cette multiplicité et la fabrication d’un regard qui l’accompagne. D’où voit-on ? Qu’est ce que cela fixe ? Ce qui fait le nœud, non content de penser le savoir-faire, de ce qui se fabrique dans son énergie et engagement depuis la matière ou le médium, c’est au Temple d’en adorer les excès, la virtuosité, de ce que cela déplace dans les univers et habitudes, les us et coutumes. Donc faire depuis une culture, faire depuis une technique, faire depuis un lieu, faire depuis une matière, et surtout faire avec. La cape au vent, inéluctablement.

Tire la chevillette, la vision cherra.

Mathieu Buard, janvier 2023.

09/2022 CORPUS, Every why as it causeTextes courtsFEU_Issue 3_HEARTBREAK

 

CORPUS, Every why has it cause*

 

Acycliques et encycliques, les modes de Raf Simons marquent l’époque et travaillent à éclairer un corps et une allure, un faisceau de singularités, le portrait panoramique et semble-t-il inchangé d’une génération de silhouettes ; canoniques  ? Regarder les presque trois décennies de vestiaires que composent le corpus de ses collections, d’abord pour Raf by Raf, glisser vers les jardins de Jil Sander, en découdre avec Calvin Klein et enfin collaborer avec Muccia chez Prada  : le style de Raf Simons énonce une typologie de corps, celle d’un jeune homme - nous parlerons de cela en faisant l’impasse sur la time capsule chez Dior - qui s’est détaché sinon libéré du modèle accablant de déterminisme extrait des années 80 et prônant une liberté qui n’est pas seulement celle prise au regard de l’ainesse ou du paternel, mais plus globalement de l’expression d’une identité à soi seule, paradoxalement indéterminée et volontaire. C’est-à-dire peut-être dissidente de la globalisation émergente d’alors…

* Matthäus Schwarz, 1518 

 

 

« Qu’est-ce que c’est ? » [1]

« If we consider the male, the female, and homosexual as the first, second and third sex, the fourth sex might be that of adolescents. But adolescence is above all a sexually undefined state. » [2]

Deux livres sortis consécutivement tiennent lieux de synthèse du Label Raf Simons fondé en 1995. L’un, le Quatrième sexe, pour le traduire et lui rendre la proximité non dite d’avec le livre de Simone de Beauvoir que lui avait emprunté alors l’auteur, parle du corps adolescent et pré-post adolescent. Sans différence de genre ni de désir, sinon celui porté par le spectateur, le livre décrit un corps énergique, extatique, violent, ironique et sexuel, en ce sens, émotionnel. Comme traversé par une multitude d’états, variant, translaté vers une zone indéterminée, c’est-à-dire dans l’expression d’un pur présent, ce corps est changeant, linéaire, blanc, filiforme parfois, et porte le je-ne-sais-quoi, sprezzatura indolent d’une élégance sans expérience, qui se sait et ne se calcule pas. Cette suspension se charge de fasciner l’autre, et par l’ouverture de cette figure, des possibles qu’elle porte, qui ne sont pas un renoncement, mais l’incertitude de l’être, du non définitif se joue le premier corps de Raf Simons. Les traits des visages des hommes flirtent avec l’androgyne, le juvénile, l’ambivalent et la gueule comme le portrait de Robbie Snelders, figure centrale pour le designer, lui qui ouvre le bal du second livre « Raf Simons Redux » édité aussi chez Charta. Robbie irradie et se constitue en modèle et muse. Des modèles masculins impossiblement analogues que l’on nomme cabine sauvage, « open casting » dirait-on, s’émancipent de la norme toute musculaire des agences d’alors. Nowhere, les mannequins depuis le départ, entrent et sortent du champ de la caméra, une bande, une cohérence élective, un bel ensemble qui n’est pas la caricature d’un groupe de musique précisément, mais une meute qui s’est trouvée et éprise. Effectivement, non loin de l’allure de Kurt Cobain, mais tout autant de celle de David Byrne, trainent à l’esprit mais leurs carcasses sont trop vieilles. Le goût de Margiela pour le sauvage aussi, mais le corps élu chez Martin témoignait davantage d’une usure, d’un râpeux, d’une radicalité brutaliste, plus mâle.

La théâtralité de l’indétermination des corps chez Simons, du flux et d’une qualité de présent sans objet, une frêle errance, s’accompagne d’un vestiaire qui hybride l’uniforme, déverrouille les formes standardisées et précisément déjouent les typologies et niveaux de gammes. Une chose signe l’ensemble, l’élancée de la silhouette, flottante et fine, l’épaule globalement visible et resserrée, comme à l’os. La coupe de cheveux claire, la taille sur laquelle repose le pantalon est basse pendant que la fourche est haute : la jambe est dessinée, dégagée, élancée. Une grande lisibilité de la silhouette qui fait voir un corps hyper oblong, transitoire et fugitif.

Si le XIX siècle porte le costume comme le modèle des élégances d’un corps sans norme, le XXème siècle introduit dans le vocabulaire des formes vestimentaires la norme sérielle standard – Tee shirt, jeans, sweatshirt – déclinée par le jeu des nomenclatures, xs, s, m, l, … La possibilité d’associer les pièces d’habillement hétéroclites c’est-à-dire moins arque boutées sur le tayloring ouvre des hybridités d’allures. Porté par l’industrie du prêt-à-porter la possibilité d’un décontracté explicitement masculine sport, work, casual wear se déploie. Les allures vestimentaires dessinées par Raf Simons dès le défilé de 1995 rejouent cette diversité en y associant et modifiant les lignes et corpulences. Si loin, le corps et le vestiaire du capitaine d’industrie, du banquier, du vrp, de l’inspecteur, du héros moderne en somme et de son costume uniforme. Tout contre aussi l’uniforme scolaire qui normalise et que l’on se doit de bien porter, dans la convenance du respectable. Ici, l’allure associe le tayloring avec les autres registres, le presque rien et parfois le costumé sans verser dans les subversives et punks allures d’Helmut Lang. Certains disaient minimaliste, il y a quelque chose de classique baroque plutôt chez Raf Simons pour son label. Des proportions qui modifient les formes et les signes qui les ornent, une manière d’associer les genres sans corrompre le geste et la lecture de l’ensemble. De parler d’une élégance singulière, sans coquetterie, d’un goût pour le détail plutôt que pour la convention. L’uniforme ici est polyphonique, incompressible à l’un, chargé du singulier et du multiple, précis et discret. Et interroge de fait, les limites de la masculinité comme dans un temps suspendu.

Cette esthétique se poursuit chez Jil Sander pour lequel il déploie la même attention à dessiner si près du corps, à discuter âprement la morphologie de sa cabine. L’ensemble se standardise pour autant un peu, mais reste le laboratoire, avec le déploiement d’une silhouette féminine en écho symétrique, d’une masculinité juvénile, plus enthousiaste et sensuelle. L’enjeu de définition d’un corps est moins précis peut-être parce que le designer est au service d’une autre maison, pour la première fois, et qu’il s’inscrit davantage dans le concret du marché. Easy and ready-to-wear. La masculinité est bordée, patinée et fatalement moins en recherche ; Clément Chabernaud, mannequin de l’élégance française en devient la muse et symbole classique. L’amour naissant, comme chez Sébastien Tellier. Un charme discret toujours et cependant moins la formulation d’un statement en crise, si l’on repense à la collection Riot Riot Riot Fall/Winter 2001 - 2002.

Made in USA - Made in Italy

Du jeune fluide au jeune full sexy, davantage inclusif, la silhouette se réforme, changement de mœurs changement de corps. L’enjeu de la cabine chez Calvin Klein, garçon et fille en même temps, dans la perspective expressive d’une America first : Raf Simons et Willy Vanderperre emmènent l’éternelle jeunesse sexualisée en slip de Calvin Klein au Musée, brand géante made in USA, où ils auront moins narré des promesses de style que de spectaculaires déshabillés. Dans la lignée d’une exploration du ready-to-wear américain et des images, médiatiques, Calvin Klein avec Raf se pose en ovni singulier, minimal et sexy, agent provocateur efficace aux incarnations teenages urbaines. Industrie à corps rêvés et fabrique à icônes, la marque CK les proposait déjà, notamment avec Kate Moss jeune muse (1990) et Mark Whalberg mains au paquet (1992) un corps ajusté, sec ou fitté, dont les vêtements sont le prolongement des lignes radicalement tracées dans les étoffes simples et sans apparat : agencement des prémices d’un minimalisme unisexe, généralisé désormais, et qui rompait alors avec « la belle et grande » distinction classique « d’un homme est une homme, une femme est une femme ».

Mais c’est sans doute dans une réalité de produits commerciaux, qu’il tente de mixer les attributs des genres et les faire exister directement dans la rue. Particulier, en cela que cet uniforme supposé ne semble pas en être un. Plutôt l’exaltation d’un hyper individualisme, sans genre. L’architecture limpide du vestiaire de Calvin Klein dont les gimmicks matières couleurs surfaces de Sterling Ruby en print et en retail hybride les natures, horizontalisées. Pleinement efficace, tourné vers un présent éternel, avec des images d'une immédiateté frontale : un projet de style de vie défini par le contemporain. La DA consistant à placer des corps momentanés mais éternels pour ce qu’ils incarnent de jouvence et de liberté, érigés en icône. C’est le projet de Raf Simons, semble-t-il, de faire de ce corps transitoire et indéterminé une idole sexuelle aussi lointaine qu’inaccessible. Le corps sexuel sans la révolution ?

« You are a star
You wear it well
You blow my mind tonight
So we can dance all night

Nothing I could tell you
You look good when you wear it well
Nothing I could tell you
You look good when you wear it well [3] »

Enfin, maintenant, telle une aventure épique et cinématographique, Raf rencontre Muccia. Prada associe à son nom Simons et revisite dans le même temps l’uniforme identifié de l’illustre maison sans pour autant faire vraiment évolué la mixité ou pluralité de la cabine. Le jeune homme marche seul, tel un faisceau mu par la musique ; la cabine est sans équivoque juvénile et plus sexualisée que jamais. Ici, voyons le show spring 2022, encore plus instantané et presque feulant, de mini short et de trensh aux manches courtes, top less, un bob marquant l’horizon de la vision, le mannequin est météore ou irruption. Ni scoot ni soumis, plutôt l’Over look, too much sur canne de serins. L’érotisme n’est plus suggéré, en cela le cinéma qui s’y joue est si loin de Mort à Venise et si proche du Satiricon/Decameron. Dans le premier show 2021, dans un théâtre de couleurs et de matières, à nouveau, le corps est un bolide hyper déterminé, dont la trajectoire, vectorisée, est non pas fluide mais fulgurance ; individualisée, seule, nomade ou monde autonome ; la carrure est ajustée comme tournée sur soi, sans égard pour l’extérieur et totalement narcissisée. Self is the best ? Seule la musique qu’il écoute compte, sur une mondanité d’influenceur.

Mathieu Buard, juin 2021.


[1] Court extrait des paroles de la chanson Psycho Killer des Talking heads, 1977.

[2] Extrait de la quatrième de couverture éditée par Francesco Bonami and Raf Simons, in The fourth sex Adolescent extremes, Charta, 2003.

[3] Paroles extraites de Ready 2 wear, Felix Da Housecat, 2004

03/2022 Éditorial_À l’horizon, clartés obscures et temporains voisins.Textes courtsTEMPLE_10_La Farce

 

À l’horizon, clartés obscures et temporains voisins.

 

Éditorial pour Temple 10_La Farce

 

Au plein cœur de la cour, cette esplanade pentagonale oblique sertie de tours fameuses – fallait-il être simplet pour penser qu’une pente fut propice à offrir aux chalands et marchands le cadre heureux d’un commerce facile ; sitôt qu’une pomme tombait d’un sac malhabile, le pauvre hère fraichement propriétaire courrait à sa suite, l’aliment roulant son chemin vers le coin nord, si près des latrines. Les échoppes mêmes étaient construites chaque jour de cales et de briques pour contrer cette bizarre topographie, aussi rien que de l’équilibre gagné du retail, la journée était de facto acquise – les temporains s’agitent. L’activité mène bon train, le business joyeux laisse planer le sentiment d’une opulence dodue, ventrue, un brin libidinale. Les échanges et bons procédés fusent et les trocs de haillons comme de mets suris participaient d’émouvoir encore et encore le feulement et la rumeur de la foule. Le plaisir du jour.

Dans la Citadelle, sur cette place, piquée de pilastres monuments et de colonnes pléthoriques aux motifs glanés d’entre lesquelles fanions, enseignes et héraldiques agrémentent toujours les genres de la scène, plus en haut, une fontaine trône et gicle. À grand renfort de verroterie de couleurs, la foule labile se presse et s’abreuve, parachevant ainsi la mastication à l’heure zénithale et ouvrant le temps dévolu d’une clopine, d’un contentement posé, une main dans la besace. Le tableau d’alors est pour un temps figé et donne à lire, tel un éphéméride annoté des lunes et des saintes, des fêtes et des jeux, une bigarrure certaine – comment ne pas voir que le goût du voisin est franchement pourri, quand on a le temps de détailler, à la troisième latte, le gobelet vidé, la mise assurément dépenaillée de celui-ci, de celle-là, assorti d’un commentaire intérieur cynique et haut placé : franchement, mon leggings il est top, j’ai bien fait d’le chopper. L’interprétation de la scène fluctue : médiévalité selon la cour, asymétrie des codes selon les influenceurs, fluidité des matières selon la police montée. Passé le vestiaire, la mise des cheveux ou de ce qu’il en reste est passionnante, le cheveu, prothèse vernaculaire du reste, est tant bien que mal apprêté. Baldassare Castiglione disait déjà dans Le livre du courtisan qu’un toupet bien dressé fixait le reste.

Bref, les temporains sont sapés.

Chaque soir il fallait faire place nette, évidemment. Le jour cédant aux rituels de la nuit et aux suspensoirs obscènes, sous les tours fameuses et d’entre les colonnes et pilastres non moins millénaires, lâchant d’évanescentes fumées jaunes, les temporains, d’une tenue de soir agrémentée viennent cueillir la gigue comme le gonze, bousculer le gueux et ripailler du gros. La fête, la farandole, la parade. Au stand des saucisses, sous les lumières joueuses, les derniers cônes cuits sont farcis d’allégresse, recette d’un tout venant tassé et d’hétéroclisme tacite. Le coquin récite son ode, déclame sur le qui-vive ces affabulations. L’écosystème ici ne nie pas l’organique, les nudités et chiffons se mêlent, l’armure laisse à paraître de fébriles nuances de peaux, les crevés et autres tubes de tricot aérées moulent et dévoilent. Ça balance pas mal.

Temple 10, dit de la farce, est cette citadelle ouverte, tableaux et plateau de jeu sous le haut patronage de Bosch, Le Guin, Shakespeare, Britney et consort, qui trace avec délectation une esthétique de la radiance, les atermoiements heureux des voisinages, le partage du goût de l’entre deux, du mauvais genre ou de son absence de souci, plus simplement. La farce aussi comme l’affirmation, dans le champ du contemporain d’une liberté sans conformité consensuelle ou primesautière, de le dire me direz vous c’est déjà foutu, d’une écriture serpentine qui glisse d’assemblage en assemblage et dans ce volet Temple, non pas l’erase data classique, la nouveauté à tout crin, mais la variation de formes diverses, propose un regard.

Mathieu Buard, décembre 2021.

10/2021 Xolo Cuintle_ContrescarpesTextes courtsSainte Anne Gallery Paris_texte d'exposition

 

Contrescarpes

 

Depuis le haut de la contrescarpe, d’un demi œil il scrute, depuis cet ultime repli, le plateau désertique et poudreux, paysage non-stop, où l’hiver carbonisé lui semble avoir recouvert d’éternité l’horizon d’une nappe gris de cendre. La nuée trop rapide brasse le sol et fond sur les reliques du parapet coiffé de balustres, machins résiduels ou quasi rocaille zoomorphique qui habillent, comme une crête malhabile ou une collerette faite de clous, le fossé profond. Vestiges qui le masquent, affalé dans le haut des marches, l’œil tourné vers cette masse qui se précise si, trop, rapidement. Une meute plutôt qu’une masse. Elle avance vers lui et agite du sol cette matière instantanément atmosphérique, lancée frénétiquement vers la multiplicité de modénatures qui l’abrite. Menaçants, les bouts de membres surgissent énervés du mælström et sont sitôt ravalés, aussi sauvagement qu’ils en saillaient. L’amas de poussière qui vient converge. La lumière écrase le gris spectral, le son est tapi, étouffé dans cette odieuse poussière. L’inéluctable se signe de l’absence de toute empreinte d’un son dans l’espace. Rien.

Derrière lui, tout autant, rien.

De contrescarpe finalement, il s’agit plutôt d’une falaise, raide, verticale, calleuse et méchante ; les quelques marches qui subsistent laissent de quoi amorcer la descente, mais trop vite la descente devient chute et le vide laissé par l’écroulement de la construction empêche tout accès à l’étage d’en dessous, c’est-à-dire le fond plat et humide de la gorge. Reculer, c’est crever. La meute l’acculerait, il ne saurait que chuter et rejoindre à la vitesse verticale, pomme lestée, foutue et sordide, le sol intransigeant de cette croute molle de terre ; finir comme une pauvre mélasse aqueuse dans les porosités de la crevasse.

La facture des marches lui apparaît comme trop ornementale pour la situation, chiadée et secondaire dans le cas présent. Si près du bord. Superfétatoire, pense-t-il, mais pourtant il s’y accroche. Il se perd volontairement, activement dans les grains et méandres des reliefs qui l’entourent, préfixé par le précipice. La meute se rapproche, il le sent, le grain volatile qui se déplace à la vitesse d’un vent violent porte à son nez l’humeur musquée d’une troupe d’organes suants. Ces loups.

Il ferme son œil. Ses mains s’assurent des signes finement taillés, s’assurent qu’il est encore là, lui, à la lecture de cette archéologie soudaine et rêvée, cramponné à ces quelques fragments d’architecture encyclique. Il domestique les ornements pâles. Le récit des courbes et des déliés l’absorbe. Moins livide, moins merdeux, il reprend sa position de scrutateur, décidé à voir venir les autres. Le vent s’est renversé. Comme à l’avant-poste, il rouvre l’œil, à demi. Le décor lui apparaît finalement rustique, le paysage plat, à l’infini, désert de grisaille, laisse apparaître des plantes qu’il n’avait pas, comme cristallisées d’une même pâte, ni céramifiées, ni crues, ni cuites, vues. Le vent a dégagé la plaine. Et au loin, une dune aussi improvisée qu’irrégulière érige un nouveau bord. La horde même est époussetée : de petits chiens brossés gambadent et se mordillent les pattes.

L’occurrence faisant la profession, il s’interroge : la végétation lacustre inversée à la surface du lac asséché trace par rhizomes et contreperformances une arborescence curieuse. Ni flore, ni décor, ni souillure. Une vie lente.

Les réseaux ornementaux sont hybrides, comme une grille invisible qui guide les ramures d’un poirier, mais ici les retours et boucles sont paradoxaux. Il cherche le mot juste qui donnerait à penser ces évidents dysfonctionnements, et maintenant qu’il a domestiqué les canidés du regard, il se plait à divaguer sur la terminologie des fleurs, fêlures et câblages phytomorphiques qu’il observe. Une chose frappante, balustres et branches sont du même substrat. Auto engendrement, interminable anastomose qui recouvre le lit du lac. Etrange mobilier, ces rameaux fabriquent par tresses spécieuses, un filet, une nasse géante, déterré sans égard et jusqu’alors souterrain. D’un outre temps ?

Une goutte perle. Une seconde lustre le sol. Une troisième. Les chiens s’abritent.

Aucun nuage pourtant, un climat d’albâtre. Les gouttes tombent et suintent sur les pétales, sur les commissures, les reliefs, les ronces, les arches, sur les petits toutous tournés sur eux mêmes, en masses énamourées. Le soleil mouillé trempe la scène. Ce théâtre, car sinon quoi, bouleverse l’œil mi clos. Le champ de sculptures sonne l’angélus de l’ensemble oublié. Une hypothèse lui traverse l’esprit : ces êtres agglomérés, formes portées à la peau de cette pierre bizarre, sont le miel de ce soleil pleureur.

Et si le vent venait de l’œil ?

Mathieu Buard, octobre 2021.

09/2020 L’ère insulaire_Du l’exo dans l’universTextes courtsFEU_ISSUE 2_Sacré

 

L’ère insulaire

Du l’exo dans l’univers

 

 

Il en va de la cosmologie des individus comme des planètes. Organisé selon un faisceau de liens, tissage invisible et métamorphe, constitué en société et ce faisant, mettant à jour un univers savant, un cosmos énergique et vivant, lui qui tient par les attractions et les flux, baigné qu’il est alentour d’une matière fluide et glissante de laquelle chaque singularité se concentre et se déploie, indéfiniment. Il y a du grain.

De l’île à l’archipel, d’une seule exoplanète à la somme des lieux qui fabrique une galaxie, à des échelles variables, se rejouent les systèmes et agencements dont les manières de vivre et d’écouler le temps, futur, passé, latéral… partagent des règles interspécifiques joyeuses, communes, comme se partagent et se fabriquent aussi un monde de singularités, somme de différences alternatives et non inertes, loin de l’équilibre symétrique, idéal et parfaitement déployé de l’équation complexe mathématique où le signe = annule l’altérité. Il y a de l’irrégulier et sa joie, ici bas.

Il est alors question de bord, de bordure, de lisière. Et finalement naviguer vers une île ou rencontrer une singularité c’est comprendre dans un premier temps la mesure des variations que nous expose le rivage de l’autre. L’estran rocheux, celui qui se découvre lorsque la mer se déplace ou s’excentre de l’île, donne à voir cette variation particulière et offre le sujet, que l’on peut lire dans le temps magique de cet effeuillage. Curiosité que l’on observe de loin, cabinet des merveilles, base de données ou collection de cailloux, choisis et montrés. Il y a la traversée et une barque bien gouvernée, cybernéticienne, en bonne intelligence.

L’insulaire, lui, est celui qui étymologiquement appartient à cette île, prise comme point d’origine tout du moins, et trace le milieu (pas le centre mais l’environ) et les confins (ici le confin sans « s » deviendrait le bord de la singularité, une boucle, un beau nœud). Etre île, serait finalement définir le champ ouvert d’où rien n’échappe à l’attraction, la gravité du sujet en son cœur. La singularité s’y déploie de façon non binaire, tel un trou noir, et offre cette complétude ambivalente parce qu’asymétrique et expansive. Etre proche d’une singularité pour soi, c’est être aussi pris dans le tellurique et le liquide, entre deux flux, deux vitesses paradoxales, deux impermanences, la mer et la croute, à fonds perdus. Où opèrent les distorsions et anfractruosités simultanées. Il y a du mouvant plutôt que rien dans l’horizon galopant.

Celui qui navigue, finalement comme Michel Foucault le décrit dans Les Utopies réelles, ou tout autrement comme ces voyageurs exotes décrits Dans la toile du temps par Adrian Tchaikovsky[1], celui-là donc véhicule et pense les singularités en provoquant la rencontre, agrège une société, une cartographie des tendresses d’un monde, entendu comme l’infini des possibles. Et dans le même temps, dans un grand retour sur lui, qui le confine et le déploie, « face à face avec lui-même » dirait Victor Segalen, il s’accorde, l’exote ; ce qui est beau chez Tchaikvosky c’est la double rencontre, radicale, des araignées et des hommes, par le langage, le contact, la guerre et puis l’organique société qui s’invente par delà l’a priori des différences physiologiques et des modalités de représentations qu’impliquent cette physiologie et qui définit une géopolitique ou « biopolitique » pour chacun. Nous pourrions citer alors d’autres récits imaginations, de personna outrecuidants ou téméraires, chez Dominique Gonzalez Fœster, Andréï Tarkovsky, James Graham Ballard, qui jouent de cette étrange limite, d’une pensée ouverte sur l’ère insulaire. La trajectoire, le déplacement, le pas de côté sont l’expédiant salutaire du poncif, l’anxiolytique face aux angoisses du vide, de la mort, de la fin, pour celui qui ne pose pas, pour un temps seulement, ses propres confins pour mieux les contredire. Il existe ce grand attracteur.

Loin de la figure héroïque, dans cette cosmologie non inerte, les flâneurs et les flâneuses de galaxies, glaneurs et glaneuses, stylisticiens tout autant, avec pour seul bagage une langue véhiculaire et sans grand récit cathédrale, déplient la transgression, dépassant les régions du connu, et décrivent « le geste qui concerne la limite (…) l’éclair de son passage [2] », jouant des aspérités et des porosités des îles, le vide d’entre les planètes, au présent de la métamorphose. Dans cette transgression, il y a le feu sacré, on le sait.

Mathieu Buard, mai 2020.


[1] Adrian Tchaikovsky, Dans la toile du temps, Folio SF, Edition Gallimard, 2019

[2] Michel Foucault, Préface à la transgression, Edition de la pléiade NRF Gallimard, 2015, p 1199.

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06/2020 Une KyrielleTextes courtsProfane_numéro 10

Kyrielle*

 

 

Une collection est sans coup férir la définition d’un style, sinon de sa figure[1].

 


[1] Le goût du collectionneur y apparaît là comme l’expression d’une série d’obsessions qui lui sont propres, rétroactivement. Et cependant qu’au départ, la bizarrerie d’amasser, d’accumuler ne donne pas la qualité, pour un temps seulement d’ailleurs, de l’idée que l’on devienne collectionneur, les gestes répétés et compulsifs écument le présent en vue d’une trouvaille ad hoc. Celle là, celle de plus, celle qui manquait. Indéfiniment, quand la mer lèche un estran rocheux et découvre des cailloux et coquillages oubliés, le glaneur interloqué mais précis, coriace au divers y fixe son œil. Il cherche à nourrir la typologie, prend un seau et une pelle et creuse sitôt, encore et encore, dans les sillons du réel. Insatiable.

 

Nous nous intéressons à la passion joyeuse de Laurent Goumarre, dont la kyrielle d’œuvres et d’objets témoigne de collections particulières, agencées. Du lieu, son appartement, où, se tient touche à touche une grande totalité, où exultent ces typologies saillantes. On pourrait procéder en deux temps. L’un offrirait la dimension d’ekphrasis**, c’est-à-dire la façon dont nous parlerions en détail, précisément, des collections taillées une à une par le maître. L’autre, hypotypose***, commenterait avec couleurs l’agencement. Et ses règles, car il y a toujours. Nous le tenterons, mais l’intrication, disons les mailles de la collection, looks chinés polychromes, sont très serrées.

On pourrait causer modèles. Des Esseintes dandy rêvé, Carlo Mollino dandy réel, et leurs appartements témoins mais cela consisterait à banaliser, ce qui chez Laurent Goumarre est un goût pour un hétérogène, des formes du pittoresque décoratif, des imageries et iconographies sans hiérarchisation de classe ni de genre. Populaires, sexuées, naïves, animalières, critiques, folles mais jamais abstraites. Ainsi se définirait le style du collectionnisme Goumarre. Une image me vient, à la manière dont les éléments sont rapportés entre eux, sans peut-être la même nécessité d’en faire un métier donc un exemple, ce serait la figure que construit l’ensemblier décorateur Tony Duquette. Dans l’intensité du recouvrement de l’espace, où le propriétaire est presque chassé de chez lui par la foule des objets, des peintures, des céramiques, des cartes postales… Théâtral et total, dont les côtoiements figuratifs frôlent les abords d’un accord kitch, absolument consenti. Dans la même mise à plat systémique qui recompose un collage géant en lieu et place du domestique. D’une saturation emphatique : une somme. Une place pour s’assoir ? Peut être là, à gauche de la pile sur cette chaise memphisséenne, ou non plutôt sur ce tapis imprimé façon tapisserie 1950.

D’agencements il est donc question, d’accrochages plus encore. Laurent Goumarre raconte comment un matin, ou peut-être une nuit, il se prend à déplacer les choses, les redispose, en change les places. Dans cet appartement, au commencement, tout est mobile. Tout contre les cabinets d’art et merveilles justement. Et comme la théorie des intrications quantiques, enchevêtrements d’un système invisible de dépendances, distances et de liaisons variables entre les éléments, ici des objets et œuvres, les intrications sont des occurrences aux sources de paradoxes visuelles. Complexité que l’on pourrait caricaturer et dont seul le maître a le secret. Mais l’a-t-il seulement ? L’intérieur de monsieur Goumarre développe une sorte de propriété des ensembles, avec intensité, épris de ses glanages, il ajoute des séries de panoplies aux séries de panoplies, qu’il éclate ensuite, et dispose par touche et écho, à la manière picturale impressionniste, dans l’ensemble de l’appartement.

Les familles sont recomposées. Sauf peut-être dans la cuisine, lieu du dur, du cuit, de la céramique qui emplit les placards, dessus, dedans, dessous, partout. Belle céramique, nous y reviendrons. On a comme le sentiment d’une collection de digressions heureuses. Et le fruit de chocs primordiaux m’indique aussi Laurent Goumarre, possiblement, lorsqu’il a ses premiers émois esthétiques, enfant. Devant Suspiria de Dario Argento, dont la couleur est vorace, tenace, impudente, décorative et meurtrière. Devant un roman photo porno. Et de la pulsion scopique, de l’image immédiatement vue, réelle, crue. Cependant, pas d’œuvres pornographiques dans le grand cabinet appartement, (sauf si un enfer me fut caché lors de cette visite), un érotisme certain, sexué, ça oui. Cela donnera aussi un ton, un rapport particulier à la matière, aux matériaux, au compulsif, au subversif, à la ritournelle.

D’abord faits de photographies et de peintures, d’objets de design et d’objets du divers, les ensembles sont constitués et accumulés, avec en point d’orgue la figuration. Photographie parce que nette, plane et frontale, espace d’un imagement dirait certains, comme de la peinture, dont l’accès et le choix ici se détournent de la virtuosité pour frayer avec la notion du motif, à la façon dont le mouvement américain Pattern and Decoration interroge les interstices et genres des médiums des beaux arts pour les culbuter aux régimes spéciaux des arts décoratifs, attachés eux au domicile. A cette échelle, dès lors, le design d’auteur italien, se décline. Très naturellement vous me direz puisque ces architectes designers Memphis regarderont les artistes du fameux Pattern and Decoration à leur présentation d’une biennale de Venise, 1979 je crois. On comprend surtout que les collections de Laurent Goumarre s’alimentent de saisonnalité et d’aller-retour, de surprise en matière élective. Le collectionneur est le commissaire de son goût.

Je déplierai ici surtout et en hommage les allées de céramiques, petits tumulus dispersés partout dans l’appartement. Parler à nouveau de la cuisine qui regroupe avec amour les œuvres de céramistes à la notoriété que trop peu reconnue. De Vallauris charmants, de potiers talentueux et d’émaux figuratifs (coq, chien, crabe, animalier vous dis-je). La céramique, ici c’est la forme de l’interstice : amateur, auteur, artisan, genré, plastique, moche, fulgurant, jouissif.

Comment tout voir ? Finalement ne plus rien voir ?

Que dire des chemises ? Je ne sais, des piles au bout du lit. Un placard dont la barre horizontale ploie sous le nombre. Surchargé ?

Oui.

Mathieu Buard

Paris, février 2020.

* kyrielle comme ensemble ou longue suite, mais comme jeu sonore aussi.

** ekphrasis comme description précise et détaillée, évocation vivace d’un sujet donné.

*** hypotypose comme ébauche et figure de style consistant à décrire une scène de si frappante qu’on croit la vivre.

Toutes définitions fabriquées à partir de CNRTL et Wiki. Merci

  • Voir plus :

02/2019 Balmain/RousteingTextes courtsMagazine_Magazine n°32

 

Balmain/Rousteing_À propos de la D.A. éditoriale

in MGZ32 – Ping Pong avec Céline Mallet.

 

Depuis près d’une décennie Balmain, aujourd’hui possédée par le Qatar, développe une communication tentaculaire, combinant empowerment et soft power, redoutablement efficace. Son leader charismatique, Olivier Rousteing, a élu pour dernière muse le cinquième élément Milla Jovovich, amazone puissante. L’occasion d’un passage en revue des formats de communication Balmain, version Rousteing.

 

La femme Balmain

L’on pourrait décrypter les évolutions des femmes qu’Olivier Rousteing habille au regard d’une histoire de la maison Balmain depuis 1945, passant de Pierre Balmain à Christophe Décarnin, d'une certaine idée de femmes, non pas de portraits mais d'oraisons glamours et de blasons tenaces. La maison Balmain aime habiller les femmes de pouvoir, sinon toutes, au moins certaines, de l'histoire contemporaine ainsi que les femmes du monde. La haute couture et le luxe s’accordent bien avec l’exaltation d’une séduction spectaculaire. Pierre Balmain, Oscar de La Renta, Christophe Décarnin et Olivier Rousteing perpétuent cette tradition. Mais l’on doit à ce dernier d’avoir accaparé les grandes égéries pop, elles-mêmes adulées sur les réseaux, pour gagner une aura médiatique et démocratique inédite.

Now it’s show business. Balmain est devenu cette machine de guerre : une mode à l’opposé du normal, très bling, saturée par le dessin et le décor au risque de la caricature, théâtrale, portée par des dieux et déesses au corps miraculeux, mutant voire virtuel, un corps traversé par les intensités du contemporain comme dévoué à l’image : corps populaire, métissé, mondial, opulent mais modelé par le sport, la chirurgie, la cosmétique, et travaillé pour la scène – l’arène. Équation redoutable, entre mirage et accessibilité ! De là, Balmain peut essaimer comme il le souhaite…

Instagram

Instagram est le lieu de cette passion pour une communication horizontale et massive, où matière, corps, égérie, tout au même plan, fait événement, pour dire ceci : Balmain is now. Est-ce pour autant une hyper transparence de la communication ? Dieu sait s’il y a du filtre et de l’artifice dans ce segment de la mode contemporaine qui hurle au glamour (avec une super choré’ et des stroboscopes). Le contouring de Kim, ce maquillage qui sculpte intégralement le visage avec la lumière et une dose de fond de teint, en est d’ailleurs une bonne métaphore.

Mais précisons : il y a deux comptes Instagram, celui de la marque, consacré aux égéries, de Binoche à Beyonce, de Kim à Rihanna et tous les modèles susceptibles d’improviser un déhanché en carapace étincelante… et celui d’Olivier Rousteing lui-même, égérie parmi les égéries, symbole de réussite, qui incarne le créateur dans son sens génial, élitaire, narcissique – une sorte de Gianni Versace made in France.

Plutôt qu’un partage réel, les comptes Instagram clament la volonté de communion permanente, désirante, autour d’une icône. Un mouvement ascensionnel. Quoiqu’on y discute aussi politique, lorsque Rousteing dit sans fard cette fois, son admiration pour les sommets élyséens… Brigitte Macron le lui rend bien, puisqu’elle porte régulièrement des pièces à manches souvent extraites du corpus du vêtement masculin, costume ou militaire, donc d’une certaine stature.

Le site Internet

Balmain entend donc faire rêver le monde entier. Le site Internet, où les pastilles d’images s’animent frénétiquement au moindre clic, renvoie une allure immédiate, reconnaissable et un luxe lisible par tous, hâbleur, au premier degré : lumière ! Mon beau miroir… Les ajourés arachnéens, les hyper broderies, les drapés brillants, les imprimés électriques… Toutes les formes les plus manifestes d’ennoblissement sont convoquées. Rien à voir avec l’invisibilité hautaine, les propositions en mode mineur, les gestes alternatifs et tous les seconds degrés de l’avant garde, qui commence (timidement) à vouloir produire autrement, à retrouver de la rareté, du silence.

Sur le site, autre espace du retail, cette anecdote : « Il est très facile pour Olivier Rousteing de décider quelles sont les créations qui feront leur entrée dans sa gamme Balmain Kids : il retravaille tout simplement les modèles présentés aux défilés Balmain, et pour lesquels les parents lui supplient de proposer une version enfant ».

Les collaborations

Balmain clame les dernières mutations de la grande industrie du luxe et son fonctionnement ces dernières décennies : un luxe ouvertement global et tantrique, avec tout ce que cette proposition peut avoir de paradoxal, et dont les objets, lorsqu’ils ne sont pas directement accessibles peuvent donner lieu à toutes les franchises, les partenariats, les déclinaisons. H&M à l’évidence, ou l’Oréal qui avec Balmain, clamait en 2017 : Unis, nous sommes invincibles !

Balmain, comme entité commerciale, postule une volonté d’édicter le statement d’un goût d’hyper visibilité, corollaire aux collaborations multiples, aux allants non pas démocratiques mais populaires. Avec l’Oréal, la diffusion d’une cosmétique de masse fait démonstration, le lipstick en palette multicolore mate aux offices de liant universel, donne le change, très classiquement. Un teaser ultra court et ultra bright, pour l’hyper color riche, sur les partitions de McCann Paris et une réalisation de Colin Tilley entre les Tuileries et Opéra, enferme l’hypothèse de ces tribus dans une vision nerveuse et néoglam d’une vie d’étincelles.

Les campagnes

Où l’on retrouve des corps fantasques dont la pointe cardinale est Kim Kardashian West, accompagnée de son compagnon Kanye, présents dans la campagne papier spring-summer 2015 réalisée par Mario Sorrenti, sous la direction de Pascal Dangin. Cette « Army of lovers », série de quatre images, où le couple se représente, est l’écho sans ambage d’une perspective qu’Olivier Rousteing développe depuis son début, de montrer frontalement et sans autre artifice que l’icône convoquée et sans autre filtre que l’immédiateté la plus instantanée, tout juste des néons et une bagnole en arrière-plan, tel que les nouveaux média et les réseaux sociaux l'exécutent, la forme pour le fond, un retour très américain au medium is the message McLuannien.

En 2017, Olivier Rousteing développe une série d’images, entre hommages et citations aux grandes icônes de la mode, à la Newton… Noir et blanc, Rebel Rebel. Ce qui est amusant, c’est la kyrielle de ces images sur le site Balmain, qui défilent, cinématographiques. Imprimées, ces campagnes sont. Mais finalement, les campagnes presse ne seraient-elles pas le parent pauvre ? Le virtuel et l'imagerie people qui l'infuse auraient-ils dévoré la campagne traditionnelle ?

Visual Merchandising

Pour le reste et a contrario, le visual merchandising institue une mise à distance, le sentiment d’un accès exclusif, d’un étiage « riche » de matériaux et d’assemblages quasi carénés, qui édictent la rareté comme exception, un quasi sur mesure. Le sentiment d’une haute couture. Or, blanc, essence de bois viennent par complémentarité faire valoir les gammes de matières textiles et rendent lisibles le vestiaire de vestale glam rock, rebellion amazon power. Et des miroirs, pour écho, qui flattent narcisse et ses ors encore… Le Parthénon retail donne le sentiment d’être paradoxalement en solitaire, l’accumulation des miroirs jouant le rôle d’une élévation divine mais déserte. Autoconsécration ? Autosacrement ?

Les miroirs qui rythment l’espace des boutiques en sont une métaphore monumentale. Comme la version exclusive du selfie, pour celle qui peut se payer la robe plutôt que le simple bâton de rouge, même à 16 euros – mais que les jeunes filles d’aujourd’hui testent aux yeux de tous et longuement en ligne, afin de s’accaparer un peu de puissance, en espérant mieux.

Le défilé

Dans le défilé, l’on constate une énergie rock, un rythme séquencé, d’idoles acérées, dans des décors de vaisseaux haussmanniens et des clairs obscurs forcés, où les brillants argent et or claquent. De corridor en salle de bal, le récit est très cohérent avec le discours global de la Maison Balmain. Femmes puissantes qui déboulent avec assurance et vitesse, qui traversent le set parisien, c’est-à-dire mondain, c’est-à-dire chic. Comme Milla, aura magnétique d’un cinquième élément indiscutable. La kyrielle des images défile non sur un mode cinématographique, mais plutôt à la manière hystérique d’un clip à grande vitesse, un hyper battement de papillon, un film de Ryan Trecartin sans la distance acerbe.

L’on a effectivement tendance à oublier les images des campagnes presse devant la grande efficacité des plateformes ou du défilé people : les corps et des postures y sont simplement plus impeccablement retouchés, les poses plus arrêtées, maniérées ou grandiloquentes… C’est la seule décision remarquable de mise en scène, avec le casting évidemment. Ainsi la succession des décors y est indifférente, comme le fragment du palace ou l’entrée de gala qu’attrape incidemment le paparazzi juste derrière Kim. Un lavomatic : qui le croira ?

Ici, le système de la mode serait-il bordé jusqu’à un point de non-retour ? Ne resterait-il qu’à attendre le moment de bascule, la décadence ? Reste que le compte d’Olivier Rousteing constitue parfois une véritable agora. Fascinante interface ou se négocie la réalité ou l’irréalité, post modernes, d’un lieu commun…

Mathieu Buard & Céline Mallet

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Notes

milla jovovich / last vidéo

color riche

https ://www.youtube.com/watch ?v=dC2VUuvsBtU

et sa bloggeuse

https ://www.youtube.com/watch ?v=7RzpdW3hQvc

06/2018 Antoine CarbonneTextes courtsBruxelles_texte d'exposition

Judas / Question de méthode

« Au milieu de ces eaux combien de fois plonge t il les bras

pour prendre le cou qu’il a vu – il n’attrape rien !

Que voit-il, il ne sait, mais ce qu’il voit le consume,

C’est la même erreur qui abuse et excite ses yeux. »

Narcisse et Echo, livre III

In Les métamorphoses, Ovide, Editions de l’Ogre, 2017

Décoratives

A l’ombre de grandes surfaces ornementales, de papiers peints éteints et défraichis, de murs mûrs, les toiles reposent. L’ancien semi décoratif, jusqu’alors inerte, cailloux semés dans ce champ vertical hiératique, glisse et tombe. Les lais, agiles, regagnent l’état premier du motif, c’est-à-dire dans un premier temps celui d’une mobilité, de ce que peut la chose en mouvement à la surface et dans l’espace, puis de ce qu’il peut face au sujet, comme l’on dit peindre sur le motif, directement devant. La roche suspendue, le héraut masqué, l’écho, l’inconnu, le lac, la cascade, la fleur, tout indistinctement se met en branle, les dimensions se mêlent. Le mensonge croît.

Par couches, la fresque est totale, comme chez Zoran Music, et contamine chaque parcelle. La toile, le lais et son mur touchent à l’oxymore d’être soudainement en frontalité comme en abîme. Maxi collage, irruption d’une réalité dans une autre, sur et pardessus. Paysages encastrés. Décors en cascade.

Au leurre, les motifs picturaux de la peinture du peintre répondent : « si près si loin, qu’à cela ne tienne – Judas de quoi ? » La peinture est décorative, au risque de quoi ? D’une duperie, d’une illusion organisée ? Cartel du crime plastique. La peinture l’est-elle seulement, décorative ? Dans le semi de mille fleurs et de six roches, aubussonnais, un Sisyphe pathétique mais héroïque continue son âpre quête, quelqu’un crie, à côté.

Jus de peintre

Antoine Carbonne, ici, présente une série de peintures postées sur les tentures qu’il a peintes, elles mêmes inscrites dans le contexte domestique marqué d’Attic. La vidéo qui tourne au ralenti, encadrée d’une toile marouflée laisse apercevoir une cascade qui peine à s’écouler, tant son rythme inhabituel dérègle notre désir de perception normale ; dans ce flux contredit, gagne ce que la peinture engage, ici, un aller retour assez brutal entre le motif décoratif, de la tapisserie, et celui peint, pictural à plus d’un égard et qui l’on pourrait dire opportun, spontané, séduisant tant l’autre est figé. Comme les aiguilles d’une horloge qui font du sur place, par la stricte répétition mécanique, les motifs imprimés s’émoussent, ceux qui tentent d’avancer reviennent fatalement au même plan. En contre champs, les verdures peintes de Carbonne, les figures grotesques, outrancières, agitent un temps nouveau. La narration saute de peinture en peinture, de case en case, sans phylactère certes, mais telle une ellipse, un flash, un mirage, déploie une cinégénie lynchienne. Saccades, terreurs, les sujets picturaux se synchronisent… et l’œil cille. Les verdures comme les figures se confondent, vibrent.

Là, c’est la technique du peintre dont on parle ; son jus est habile. Les différentes touches et leurs proxémies, les effets de flouté, les zones de conforts visuels dessinés et les abruptes ellipses picturales disséminent le sens univoque pour donner aux formes des contours flous, au modelé des faux airs, à la vue d’ensemble son double. La peinture est un doppelganger.

Imperturbable, l’eau s’écoule. La rivière pond et charrie son lot d’écumes décélérées, qui disparaissent trop lentement, série d’hallucinations - hippocampes, lapin, fleur, kamasoutra, folle sortie du bois - ou formes rêvées et monstrueuses auxquelles l’eau donne corps, tel un arc parabolique, et constituent le temps d’un mirage statique, au beau milieu du lac, la scène primitive. La peinture est ce doppelganger.

Rébellion oculaire

Dans cette pièce, chez Attic, la petite porte blanche que vous regardez est ouverte, il y a des gens, c’est sympathique. Le décor est compassé. L’installation joue et déjoue l’existant. Ca marche. Ici, le motif décoratif est un degré d’abstraction spécifique, loin d’une réalité factuelle et documentaire. La peinture fait tapisserie, elle construit un monde étranger, un jardin elliptique, un bois narratif, duquel manque toujours ce qui est hors champ. Ce manquement, c’est l’erreur, la trahison et la tragédie de la peinture. Et de ces discutables effets, des errances du peintre, de la difficulté à faire tenir ce monde, la crispation se dénoue dans l’immense jouissance, la cascade sacrificielle de la couleur, du flot des hallucinations et des faisceaux de convergences que les tonalités et les cernes, que les formes et les touches agrègent, dimensions de dimensions.

La peinture est un défi, son bord le défalque du réel, la position du peintre celle d’une rébellion oculaire.

Mathieu Buard

Juin 2018

09/2014 Versace_Over constructedTextes courtsMagazine_Magazine n°

Versace_Over constructed_À propos de la D.A. éditoriale

in MGZ – Ping Pong avec Céline Mallet.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 4 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Versace donc : un lamé, un drapé sur un déhanché franc, ou la mode comme l'exaltation de la puissance désirante et sexuelle des corps. Une assurance classique, solaire, voluptueuse ; une joie pleine. En tout cas dans presque toutes les campagnes qu' Avedon aura réalisées pour la maison jusqu'au début des années 90, campagnes qui nous laissent un peu ahuris ou béats je crois, et quand on songe par exemple à un Terry Richardson : la branlette trash, la tristesse et les flash anxiogènes, les corps maigres et aigres des nymphettes à deux doigts du procès.

D'hier à aujourd'hui, je distingue à peu près trois périodes quant aux campagnes Versace dans leur ensemble : la période Avedon, la césure Meisel en 98 un peu après la mort de Gianni Versace, et puis dans les années 2000 avec Mario Testino la sucession narcissique des clones de Donatella Versace elle-même, ayant succédée à son frère : des odalisques paradoxales car languides, peroxydées, mais puissantes et guerrières en réalité (Madonna, Aguilera… des personnalités de la jet set la plus wealthy), dont Lady Gaga est l'un des derniers avatars.

La préhistoire de l'image Versace c'est d'abord Avedon : puissance des corps, puissance du groupe comme une moderne statuaire, et femmes tellement phalliques qu'on en reste coi, femmes qu'il faut soutenir encore et porter par tous les moyens : éphèbes musculeux et nus, détails architecturaux ou totems à la limite de la redondance… Tu disais Over constructed ?

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 5 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Over constructed, à fond, tout est construit comme une scène, un théâtre, où les femmes vestales sportwear assument un décontracté baroque, un trop de la pose qui me rappelle cette chanson dont il faut que je retrouve les paroles "you wear it well"…

Cette femme est une rhétorique : celle d'une captation qui dévore le plan et ces hommes aux couleurs rompues, taupe (ahah la méduse qui rend les hommes taupes) ou nude, chair. Une domina qui écrase de son pied le bel homme moderne, telle une vénus à la fourrure, ou plutôt une vénus à la permanente qui braque d'un jeu savant de prise de mains le bel Apollon et le soumet.

Blond, blanc, or, déesse indomptable. Les images sont baroques comme sur les plafonds des églises où les mouvements entrelacés s'enchaînent et accompagnent ici cette femme qui est la figure centrale. Avedon adresse un message efficace : l'homme est à genoux, et nous sommes béats comme tu le disais. Éloquente photographie (spring 1980) où la figure composée des hommes ne forme qu'un masculin uniforme qui tente de saisir, de regarder à la dérobée, sinon de capter l'attention de cette femme qui négligemment écrase le petit phallus pour mieux l'incarner.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

L'incarnation est en effet le mot juste voire toute la question (outre celle d'en avoir ou pas ; et puisque que l'on parle du grand langage classique et ou baroque). Avedon croit absolument à l'image qu'il met en place : à sa construction qu'il affirme et surligne par tous les moyens, à la beauté (réelle) des corps masculins et féminins qu'il exalte comme photographie. C'est cette croyance toute positiviste qui nous étourdit je crois.

Puisque nous croyons moins, que nous nous méfions plus, nous qui regardons d'une ère iconique si sophistiquée et ambiguë.

Nous jugeons et disons over constructed, mais n'est-ce pas plutôt le visage complètement refait de Donatella qui l'est ?

N'est-ce pas la beauté liftée, masquée, retouchée à l'image de Lady Gaga qui est trop over constructed pour être honnête ?

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Coup de bol ou méga intuition (ou tu parles plutôt sous l'effet du sentiment d'un retard culpabilisé ahaha) from Korea coucou et oui reprenons !

Effectivement on peut dire que Donatella est un must en termes d'équilibres faciaux et d'entrelacements baroques. Over constructed au départ, c'est quand même le Versace, Monsieur Gianni (avec Santo son frère et co-fondateur si j'ai bien tout compris sur Wiki), construisant ou post construisant une image de femme over sexy et pas la mama ni la donna.

Tout ça suit de façon concomitante l'actualisation de l'industrie à des échelles de distributions grandissantes, Versace devient un système extrêmement rodé qui se décline, d'où l'ère Avedon et du credo on ne change pas une équipe qui gagne. L'équilibre de la construction se joue comme une réponse aux propositions des skylines américaines, ériger un empire, faire corps avec le contexte et tenir droit, capital.

C'est la fête, celle que décrit Bret Easton Ellis dans Glamorama, mais jamais sans la chute.

Versace sans chute, libre et extatique.

Du coup la silhouette est colorfull, méga constrastée noir blanche, ou labelisée d'un motif dévorant (que l'on retrouvera alors dans Versace "casa" sur les coussins et autres assiettes de l'art de la table de l'empire) : soit Avedon 1988, 1993,1994… Le lion rugit.

Alors Meisel, 1998, "winter is coming" ? pour reprendre Game of thrones. La maison ne proposant plus rien si l'on regarde le style, les looks qui ne soit ad hoc avec l'époque. Non ?

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Winter is coming in 1998 carrément… et d'ailleurs les hommes partent aussi des images.

Les odalisques qui désormais prendront toute la place ont fini sans doute par les dévorer, de la même manière que Donatella Versace a dû elle-même absorber le projet, l'art et la vision de son frère pour que la maison puisse continuer d'exister.

Et oui, vient se greffer à l'affaire l'emballement industriel et international du système mode.

Comme dans toutes les grandes superproductions, et comme toute bonne héroïne de péplum, Donatella est puissante et fragile à la fois : il lui faut s'appuyer sur les figures du star system pour justifier et consolider l'empire. Il y a bien une fragilité dans le système donc, comme il existe un chiasme entre le fait d'être une femme d'affaire et vouloir quand même ressembler à la caricature de Barbie.

Avedon c'était un fantasme pur, et un panthéon. Testino aujourd'hui, c'est une stratégie (au fond légèrement schizophrène, d'où l'affaire des images Gaga il y a peu).

Il y a quand même un vrai savoir faire comme une virtuosité technique, un art souvent (pas toujours visible à l'image d'ailleurs) de transcender comme de transfigurer les matières chez Versace. C'est aussi ce que raconte le visage de Donatella, ainsi que celui de Madonna ou Lady Gaga !

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 7 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Oui et du système mode dans le fond rien à redire, le prêt-à-porter de luxe repose sur ce mode de production sériel et les italiens mieux que quiconque savent bien faire l'industrie, qu'ils ont ce savoir faire du luxe. La main du tissu, la qualité de l'ensemble, indiscutablement tactile, très bien choisi, est "constructed". Tant et si bien que crac, Versace Atelier fait surface tout récemment pour défilé au moment de la couture, catégorie analogue, dans l'inconscient collectif, à qualité, rareté…

Un choix stratégique évidemment de montée en gamme perpétuelle et moment où Lady Gaga pour le coup ne pourra pas défiler (si l'on repense à la stratégie ratée et over cramée de Nicolas Formicetti au premier défilé de sa prise en main de la direction artistique chez Mugler). On peut dire finalement qu'utiliser une "pop" star c'est faire événement, de faire savoir que la marque existe toujours, à grand renfort de Mert et Marcus, s'assurer d'un succès ou d'une couverture médiatique.

En somme, l'over constructed finalement aura toujours été chez Versace la stratégie éditoriale, celle de l'image. Et en rapport comme tu le disais à l'esthétique sinon aux lois de la jungle du moment. La stratégie éditoriale de Versace si l'on tente un résumé n'est-ce pas la métaphore filée et très explicite de l'addition, photographique, stylistique, technique ?

Tu as raison de parler des photographies fuitées sur internet, le « set design » opéré par les filtres successifs de photoshop sur le crâne de Lady Gaga, c'est la poursuite de cette stratégie additionnelle.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par sms,

Date : 9 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

« Hey, je pense pouvoir accéder à mes mails en début de soirée – j’espère que ça ira… Désolée, connexion infernale et impatience de ma part d’où les textos qui vont suivre ! »

« Sinon l’addition oui, à l’image oui, notamment à la grande époque Avedon où 10 corps et allures valent mieux qu’un… L’addition, c’est aussi le baroque dans son acception vulgaire et la caricature du style à l’italienne : on ne retranche rien au contraire – ne nous méfions pas de la beauté quitte à en faire des caisses (des drapés, les découpes, les accessoires, bijoux qui viennent confirmer les découpes etc, et encore chez lady Gaga) – c’est cette audace que relayait si bien Avedon et qui peut être émeut encore aujourd’hui… »

« La pop star est là pour affirmer la mythologie over the top de la maison. Et oui sur un mode noir, c’est peut être aussi devenu une image étrange de l’Autre… »

« C’est Donatella qui reste l’image la plus persistante pour Versace aujourd’hui… L’univers stylistique en lui-même on l’a un peu oublié ? D’où les clones qui se répètent, mais énoncent un certain vide, surenchère du seul star système… »

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 9 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Une girl next door tu veux dire, enfin façon de parler, si l’on considère le pedigree, over the rainbow plutôt… De la Russie des millionnaires ou du public féminin des BRICS finalement, de l’Amérique de la côte Est… Où le too much est la ligne de conduite. Et il est vrai que c’est aussi une façon de poursuivre une distinction, non rachitique et pincée Karl Chanel, hors maman moderne façon Phœbe Céline. Quoi, l’on ne pourrait pas être over the top, femme riche alanguie, poseuse et refaite. No way ! Le jeu qui se déroule là est too much et alors ?

05/2012 Souvenirs du futur_ À propos des précollectionsTextes courtsMagazine_Magazine n°

« Souvenirs du futur1 »

Ni capsule, ni prêt-à-porter, plus vraiment croisière et impassiblement non couture l’esprit de la pré-collection est un effluve singulier. Simplement définie par sa temporalité pré et relayée principalement par le net, on peut s’interroger sur son utilité sinon sa réalité. De Givenchy à Chanel en passant par Balenciaga l’importance de la pré-collection ne fait pourtant pas de mystère. Quelles qualités pour la pré-collection alors ?

 

1 Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, Vervier « Collection Slovo », 2000

A son origine, une pré-collection est créée pour entretenir, dans le rythme commercial, une transition entre les collections fall-winter et spring-summer sur les racks des boutiques. Elle est le moyen d’un cashflow qui, en apportant un flux supplémentaire, soutient la rotation de la production des principales collections éphémérides. La pré-collection est donc un vase communicant, qui pousse la logique du chiffre. De fait les jeunes créateurs ne peuvent déployer un tel attelage provisionnel de cash et, en l’absence de flow, ces jeunes Maisons ne peuvent jouir de la multiplication des gammes. Evidemment, la pré-collection s’appuie sur le support de l’industrie et de l’outil de production de chaque grande maison. A cela, la raison commerciale joue de son attente de rentabilité, qui réclame une accélération du rythme de la production et impulse ce que l’on nomme nouveauté pour le consommateur.

Est-ce une transition, une évocation, une préparation ?

La pré-collection, sous sa forme actuelle, est une collection croisière généralisée à l’ensemble du système du prêt-à-porter, étendue à l’ensemble des Maisons, ou quasiment. Elle joue de la nature industrielle de la mode lorsque celle-ci se définit comme prêt-à-porter. Dès lors, quelle différence entre la collection du créateur et sa précédente, dite « pré-co » ? Entre celle que l’on pourrait qualifier de prisme d’images et celle qui est réduite à sa version commerciale ? Les différences se posent ailleurs.

Paris Bombay, Paris New York, Paris Paris, voilà l’esprit.

La pré-collection est présentée par avance, dans des conditions spécifiques, c’est-à-dire dans un hic et nunc exotique ; Balenciaga et tant d’autres défilent à New York, hors du régime officiel et conventionnel de Paris, Milan… En l’état, l’ailleurs c’est la nouveauté. L’avant d’une collection pose donc un régime spécifique. D’un côté, la collection d’estime et d’images abouties et de l’autre une pré-collection de produits aboutis. Là, Roland Barthes semblerait nous servir lorsqu’il pose la différence entre vêtement réel et vêtement image. La « pré-co » n’est donc pas un brouillon.

Est-elle le miroir de ce qui arrive, comme l’anticipation ou plus exactement le souvenir d’un futur rêvé ?

Les stylistes de la pré-collection cherchent et présentent des volumes et des idées qui seront le réservoir formel d’un shopping dans lequel le designer prélèvera des éléments pour construire son show et aboutir véritablement la vision d’un présent esthétique, qualité de présent de la Maison. Les stylistes produisent les codes d’un ADN que le designer séquence. La pré-collection peut être finalement envisagée comme une plateforme dérivative qui apporte la nouveauté : un laboratoire prospectif qui se développera et aboutira par la suite dans la collection show off spring-summer…

« Plus la Différence est fine, indiscernable, plus s’éveille et s’aiguise le sens du Divers.2 »

La pré-collection ne constitue pas réellement des looks au sens complexe où se construisent les looks/images du défilé, dans sa forme articulée de silhouette en silhouette ; chaque modèle de la pré-collection semble pensé hors de cette contingence et sert de laboratoire à l’élaboration du produit, moins enrichi, moins ennobli, moins précis dans le choix de ses matières, mais souvent formellement plus inscrit dans le process industriel et donc prospectif de ce point de vue. Ces formes tiennent par elles-mêmes, sans image ni parure. Ces produits restituent en miroir et par écho les désirs et obsessions du designer, l’esprit de la Maison et de ce qui se cherche là, maintenant. La pré-collection n’est pas pensée sans le designer mais plutôt développée dans un premier temps hors de son regard. Les studios des Maisons en témoignent : deux lieux pour deux productions dans un même présent.

« Il est indubitable qu’à l’intérieur de chaque « instant » il y a une certaine complexité, une espèce de temps intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on traverse la rue – traverser d’un bond le flot des secondes comme on traverse un flot de voitures, sans se faire écraser.3 » Ainsi, si la pré-co est un laboratoire, elle participe et accentue le sentiment du divers, l’exotisme de la nouveauté qui définit un présent intempestif. La collection pose, elle, la définition d’une qualité de présent : celle du temps de l’accord, du goût et de la cohérence d’une vision. A l’inverse, la capsule sera le succédané d’une réussite, redéployée sans les qualités d’aboutissement de la collection prêt-à-porter, autour d’une série de produits phares, telle une suite.

Paris Bombay, Paris New York, Paris Paris : la pré-collection est donc l’énoncé des différences que le designer viendra organiser sous le prisme d’un spectacle des « antinomies, des contrastes éternels, des irréductibles » et de parvenir à produire un accord, la collection.

Mathieu Buard

4 928c

Exergue

La pré-collection n’est pas pensée sans le designer mais plutôt développée dans un premier temps hors de son regard. Les studios des Maisons en témoignent : deux lieux pour deux productions dans un même présent […]

2 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, éditions Fata Morgana, 1908

3 Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, Vervier « Collection Slovo », 2000