The Great Triumphal Cars
Introduction,
Que peut un mouvement de foule pour le discours ? Qu’est-ce que l’on transgresse lorsque l’on joue des corps ou des coudes ? Si, la parade et le carnaval, depuis le fabuleux Rabelais[1], décrivent des subversions sociales, qu’est ce-que faire acte de procession, pour un groupe, pour une communauté, pour l’un et le commun ? Reste, ici, encore un dernier mystère : que fabrique le char triomphal de Maximilien, empereur 1er de son prénom, et son peintre officiel fidèle Adalbert dans cette affaire de processions contemporaines ?
Le char que propose Dürer est une supplique, celle d’une aspiration à l’expression libre. Impossible tache que de peindre le goût, les envies, les élans d’une époque et de définir les lignes à bouger pour imprimer l’époque d’une nécessaire irrévérence, d’une petite violence faite à l’ordre établie, d’un grand pas de côté. Pas de deux, pas de trois, hop, danses d’un bain de jouvence espiègle.
S’il est question d’un transitoire et d’une agile manière façon, sans trop de conventions ou par amas, de représenter l’ère du temps, l’on peut se dire qu’il y a du lest, du large, du dessein dans les 8 plaques gravées détaillées de chevaux, de muses et de roues libres que le graveur compose. S’il s’agit d’une malice de l’auteur, dépeignant un chariot si vertueux, l’on proposerait que la morale d’alors, à la génération suivante ou précédente, soit revêche aux fondements. Présomptueuse mais somptueuse, la scène d’Adalbert est fantastique de sa versatilité, de ses volutes, de son charme équestre. La foule y est joyeuse, les corps exaltés ou presque.
[1] Dans une perspective que trace Bakhtine dans son fameux livre L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance édité en 1982.
1 Parader – Manifester – Processer.
Marchander, glisser, encadenasser, allonger, pogoter, crier, tirer, chevaucher, skater… la liste des gestes qui marquent d’un discours le sol est longue. Extraite des cultures séculaires, de tradition autant militaire que carnavalesque, la parade ici m’importe. Elle marque, une mise en présence d’un corps spectaculaire, disons moins ordinaire pour un temps, une bravade faite à l’habitus, qui d’un revers de main invente un temps exemplaire, restons modeste, un temps à soi, autrement. Reprise par la performance, l’installation ou la danse, la parade et ses corps impriment une vision émancipée.
Pensons la masse singulière, la foule qui trouve son chant d’accord et selon (LA)HORDE, dans Room With A View (2020) ou dans Age Of Content (2023), ses effets de corps de ballet dans l’agrégation des ruptures et des contre-points. Parader, ici revient à porter les costumes et typologies documentés de personnages anonymes mais contemporains, extrait d’un modèle de réalité virale. Postures et styles qui agitent et manifestent des questions que la queerness traverse mais plutôt et plus en amont que les us et coutumes, les communs d’un folklore ou d’une communauté post quelque chose, d’où qu’elle surgisse, constituent. Tous compris, ces corps, se présentent et se regardent, s’assemblent et s’affrontent.
Dans les ruptures, parce que les danseurs pris individuellement donnent à l’individu sa place comme auteur, à l’inverse du corps hiérarchique du ballet. Dans les changements et métamorphoses abruptes et volontaires de ces personnalités qu’invitent la rencontre de l’autre. Genres de contre-points exogènes qui bouleversent et dérèglent, qui démasquent, qui travestissent et performent une gestuelle. Danse de luttes et processus de déplacement du virtuose, du canon, de la belle danse : les corps sont contextuels, les questions s’entonnent. La foule est un débordement.
La parade serait le lieu d’une irrévocable intention de subvenir à la subversion.
Autrement, Hew Locke, à la Tate Britain, re-construit la forme expressive d’une marche transhistorique dans le hiératisme le plus grandiloquent. Procession (2023) déplie l’installation de mannequins statiques mais extatiques dans la nef centrale et néo-classique du musée. L’artiste inscrit d’un grand geste un cortège guerrier dont l’ambition pose, avec éloquence, la théâtralité paradoxalement horizontale d’un grand « déboulé ». La foule manifeste, toutes bannières et revendications portées en étendards picturaux, vers, contre ou au devant d’une contestation. Les sculptures de résines, d’étoffes, de cartons, ces personnages équestres, ces tigres humains, ces divins oiseaux et les enfants arlequins transcendent la lutte et sa libre expression. Espace créolisé, bagages culturels et témoignages visuels, l’effet de réalisme tient de la posture des corps représentés, du nombre et de l’effervescence chromatique et des hybridations polyphoniques sinon multi-totémiques de la scène dans son ensemble.
Il y a de la superbe dans la riposte.
Clément Courgeon, seul mais nombreux en paroles et voix déclamées, grand troubadour et poète des contrées étranges et algébriques, dans l’avancée, harangue l’auditoire esbaudie. Ici, si le corps et le costume sonnent l’interpellation plastique, l’arrêt in situ, ce qui prime c’est le processus de langage déconstruit par l’absurde, la posture accablée par la parure, l’économie de l’attention dédite par une péroraison bruitiste. Fier pan à clous, l’artiste truque la transaction linguistique, et dénie l’utilité de la fonction phatique. Grotesque rabatteur sirène, la parade lui sert de filet de braconnage. Et finalement, en diva, il rapt l’oreille et laisse fuir l’œil. La relation à l’autre est indisposée, le liminal claquemuré. Plus rien ne bouge. Et tel un carnaval qui renverse l’ordre établi, il transgresse en soliloque la loi du spectateur en spectacle.
Flirterait-on avec la danse macabre ?
Donna Huanca, de tableaux vivants en scènes évidées des corps à la Zabludovich (2016) avec Scar cymbals semble activer dans l’espace un orgue de couleurs, de poses et présences. Cheffe d’orchestre, l’apparition de la parade et ses formes d’expressions sont fixées à la manière de la matière picturale déposée éternellement sur une toile. De fusions en délicates vibrations, les corps peints, fardés, maquillés, apprêtés d’une mise de cérémonial s’organisent dans la couleur agencée. L’adhésion d’un corps au risque de sa dissolution à la surface d’une grande carte calme et inéluctable. L’étrangeté tient autant de la déposition d’une genre ou d’un stéréotype que de la scène emprunte de cette symphonie silencieuse. De sujets fluides en protestations mutiques, l’installation est une marche immobile pacifique, écho d’une culture matérielle où le médium corps est « un totem épidermique ».
L’orné serait force de guerre.
Raphaël Barontini, encore, et dans l’entretien qui suit cet article, décrit très bien l’extension d’une peinture de sujets, de portraits, de sociétés, agitée par le débordement dans d’autres champs et médiums. La peinture étendue, non pas alanguie mais de marching band, celle qui déploie depuis la toile libre et le costume de parade la présence indiscutable d’un corps, d’un chant, d’un groupe dans l’espace et qui embrasse dès lors l’épaisseur d’une histoire politique ou d’une culture mémorielle, immatérielle. Dans ce panorama textile, une vision englobée sinon créolisée circule de sens en cillement, de héros omis en femmes puissantes. Partant, l’apparition ou la « panthéonisation » à venir replace pour l’esprit du lieu, la diversité posée en nécessité, la vérité des épopées tristes et violentes, l’authentique d’une révolte.
De quelle transaction parle-t-on encore ?
Sans chariot ni foule attentive, David Hammons, marchande la place de l’humanité flouée. Marchandage comme l’acte de ne pas céder et de briguer le meilleur deal, de renégocier cette même valeur et de pousser l’avantage. De boules de neige Bliz-aard Ball Sale en empreintes anthropomorphiques Body prints, la ténacité de l’existence, sa valeur intrinsèque et non négociable sont discutées. D’une minorité diffamée à la réalité d’une reconnaissance d’état, l’œuvre entière de David Hammons est tournée sur l’importance de la mise en commun, de la puissance d’un corps médium, tampon et estampillé sur les insignes d’une communauté nation qui les lui refuse. De faire corps à corps et devenir héraldique.
2 Débouler – déborder – faire trembler.
Entretien de Mathieu Buard avec Raphaël Barontini.
Juillet 2023.
MB : La procession, si je peux l’appeler ainsi, et les formes d’acting ou de performance de corps vêtus sont très présents, associés ou synchronisés à ta peinture, qu’elle soit elle sur châssis, sous forme de grandes tentures et à fortiori en bannières montées sur portes étendards mobiles. Qu’est-ce que cela engage plastiquement ? Politiquement ? De quoi est-il question dans ces assemblages aux multiples dimensions ?
RB : Mon travail, c’est une remixage de codes traditionnels, liés au carnaval, mais aussi à mon héritage culturel et familial. Et même, au delà, avant de passer à l’acte de performance, mon langage plastique procède d’une relecture de codes, où la question de la pièce portée, d’une pièce picturale qui devient autre, comme les bannières, suppose une activation hors de l’espace muséal ou de celui de la galerie. C’est une pratique et des objets qui m’intéressent. Et j’y vois un vrai enjeu en tant qu’artiste. La question de la peinture qui sort de sa forme classique, émancipée du tableau, cette peinture là pose problème au marché, à la façon de collectionner… Mes bannières, capes, chaps, sont des pièces picturales qui sont difficilement comprises par les collectionneurs, les institutions … Toutes ces tenues d’apparats revisitées invitent à voir la pièce textile comme autre chose qu’un tableau et posent problème à un mode de pensée très conventionnel et très franco-français aussi. Notamment dans la réception mais aussi dans la projection de ce que l’œuvre peut devenir a posteriori. L’in situ de la performance active aussi une contextualisation spécifique qui active un cérémonial
J’assume cette position qui est une partie vitale de ma pratique. Je ne pourrais pas me cotonner à travailler des formes textiles traditionnelles simplement parce qu’elles seraient plus acceptables pour la critique ou le marché. Même si j’ai une grande excitation à me confronter aux codes classiques de la peinture et à l’histoire du médium, j’ai besoin de ce pas de côté dans un champ qui est de l’ordre du vivant. À mon sens, cela donne une sorte de pulsion de vie à mon travail pictural. De le transfigurer sur un textile, sur une peinture qui ressemble à une bannière, cela change pour le spectateur la qualité de la réception de l’œuvre, jusqu’à en modifier la perception.
Ensuite, intégrer la peinture à la performance, et notamment comme celle qui est jouée au Panthéon « Nous pourrions être des héros », c’est créer un moment collectif, comme le carnaval peut être un moment collectif primordial pour la vie d’une société. Comme aux Antilles, comme les Sambodromes au Brésil. Et souvent parce que l’histoire des carnavals est empreinte de questions sociales et raciales. C’est intéressant de voir qu’au Brésil, il y avait un carnaval officiel mené par les castes européennes et riches de Rio pendant que dans le même temps s’organisaient des parades plus underground dans les favelas et qu’aujourd’hui ceux sont elles qui ont pris le lead. Et quand bien même le carnaval est davantage institutionnalisé et que c’est bien un spectacle dont on parle, c’est la victoire politique d’une esthétique d’afro-descendants. Comme à la Nouvelle Orléans, où l’esthétique Black Indians, défend et trace une expression culturelle où l’idée de Native American témoigne de communautés indiennes et noires solidaires face à l’esclavage et à la colonisation… Le carnaval est toujours l’expression d’une revendication politique.
Performances et moments collectifs aux qualités mémorielles qui me permettent d’interroger l’histoire et par cette typologie de l’évocation mémorielle de créer un moment contemporain dans l’espace public. Au Texas, au SCAD Museum en 2020, avec la performance « the golden march » autour de la biographie de l’abolitionniste Frederick Douglass, performance quasi cérémonielle construite autour d’un marching band, qui reprend l’expression traditionnelle de la musique militaire du sud des États Unis et qui trouve notamment ses origines sonores et de paraître pendant la guerre sécession.
Performance à la dimension mémorielle encore, lorsque des cavaliers proposaient par leurs présences de réévoquer la bataille de Vertières en Haïti, bataille décisive et finale en 1803 pour la liberté, point d’orgue de la révolution pour l’abolition de l’esclavage, échos aux personnages héroïques et méconnus Jean-Jacques Dessalines et François Capois qui succèdent au commandement lorsque Toussaint Louverture est arrêté.
Alors au Panthéon, en octobre 2023, pour « Nous pourrions être des héros », le Mas de carnaval, groupe
Groupe à peaux Antillais constitués de tambours en bois aux sonorités beaucoup plus africaines, à l’appui de bannières et d’une grande fresque textile, fait apparaître par la performance et le groupe de danseurs un panthéon imaginaire de douze figures historiques, majoritairement féminines, noires et métisses, d’héroïnes et héros qui ont contribué à l’insurrection et in fine à l’abolition de l’esclavage. L’idée de faire retentir dans l’enceinte du monument le Mas installe l’hommage et la cérémonie de ces figures engagées, telle une panthéonisation.
MB : Ce qui est éclairé ici, c’est aussi l’importance de l’in situ de chacune de tes performances, lieux et paysages historiques qui font un écho immédiat par le contexte au geste pictural et cérémoniel déployé. Alors si l’on repense au sonore, d’une matière qui augmente le dispositif, mais aussi par la richesse des signes et registres ainsi que la pluralité des moyens plastiques… j’aimerai maintenant aborder l’aspect plastique de tes œuvres dont l’expression m’apparait transgressive. Une subversion utile. Peut-on le dire ainsi ?
RB : Oui, dans la forme, je m’autorise toutes les potentialités colorées et les matérialités les plus diverses. Potentialités justement issues de cet héritage visuel du carnaval et des traditions populaires. J’achète lors de mes voyages et résidences des matières premières textiles et des ennoblissements. Ça a été le cas au Mexique, en Haïti, à Singapour… Il y a une idée de séduction visuelle, et parfois on peut être à la limite du bon goût, sur des accords colorés osés qui flirtent pour la peinture et le vêtement sur des pentes peu conventionnelles, par la matérialité et l’imagerie hybrides.
Mais au-delà de la forme, sur le fond, c’est une poétique politique, de confronter le médium à d’autres formes, dans ces pas de côtés, c’est une expérience du débordement. Médium débordé sciemment par l’usage d’une frange, de finitions de mercerie ; cette matérialité apporte une dé-hiérarchisation spécifique.
Peinture excitée d’un « déboulé » qui est une forme de mouvement de parade à la Réunion, comme l’expérience de corps la foule devient une dynamique collective, une masse où le carnaval insuffle une rythme, la manifestation d’engagements corporels. De cette masse sort une danse collective, spontanée… Ainsi inviter un groupe associatif dans le cadre mémoriel du panthéon, activer des drapeaux et des bannières, travailler l’expression collective, un rythme, une parade, ce « déboulé », toute cela va définir la cadence et la matérialité transfigurer par les corps. Dans le surgissement que j’anticipe au Panthéon, à cette allure et par surprise, l’espace public ou institutionnel sera entrepris de la dynamique des corps, subversive, celle qui agite la bienséance usuelle, des relations des uns avec ou contre les autres.
Mathieu Buard, septembre 2023.