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06/2023 LUTINERIES NOCTAMBULES FOUTRERIES D’AUBES_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES V_LA NUIT_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

LUTINERIES NOCTAMBULES  FOUTRERIES D’AUBES

12/2022 DANSER L'IMAGE Ballet nationale de Marseille Direction (LA)HORDETextes longsJBE Books

Marseille, BNM - Moulins, CNCS

03/2020 Vera SzékelyTextes longsÉditions NORMA

 

VERA SZÉKELY

Entre deux rives, la pratique solitaire d’une plasticienne.

 

« Il est difficile de me définir. Je ne suis ni sculpteur, ni artiste textile proprement dit, ni architecte… Je suis une plasticienne qui momentanément utilise en grande partie le matériau textile. Ce n’est sans doute pas définitif, il s’agit peut-être même là d’un opportunisme car c’est le textile qui sert le mieux mes préoccupations actuelles concernant l’espace. » p. 152 - Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

« Après Hanna Dallos et Paul Collin, mon troisième maître a été la solitude » p. 157 - Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

« Oui, je suis contre l’inertie, contre le statique, contre le laxisme, contre l’attente, les bras croisés. J’aime bouger, j’aime aussi être au calme pour réfléchir, me reposer. Mais le repos c’est aussi une fraction du mouvement, on ne peut pas courir sans cesse. S’installer définitivement dans un état, c’est l’inertie, c’est la mort. Je suis contre la mort en tant que manifestation totale de l’inertie. (…) » p. 155 Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

En regardant l’époque et sa grammaire prodigue.

Détailler rétrospectivement le travail de Vera Székely, s’est être confronté à une forme d’hétérogénéité manifeste, une pluralité de médiums et formats qui témoignent d’une trajectoire particulière, empirique peut-être. Et si l’on envisage d’embrasser d’un seul tenant cette pratique, d’offrir l’effort d’un exercice de clarification ou de définition, semble-t-il, l’artiste, elle, aura su déplacer et brouiller les lignes. Plus encore Vera Székely semble aussi avoir voulu déjouer, contourner, fuir même une scène institutionnelle classique qui cherche sa propre postérité, et ne laissera pour finir que des traces sans image figée ni protocole patrimonial : objets, signes et installations, qu’elle refuserait assez de considérer comme un ensemble ou un tout cohérent, c’est-à-dire d’assumer une œuvre non arraisonnée. Comme si sa trajectoire artistique était mue par une volonté d’émancipation, d’éloignement d’un modèle, d’une tutelle, du poids des choses, et de l’autre. Nous dirions volontiers que son approche est transversale et pluridisciplinaire, mais cela engagerait une relecture par bien des aspects anachronique.

Aussi, Vera Székely se nomme plasticienne, terme pratique qui assure avec justesse cette polyvalence des matières, matériaux et techniques qu’elle s’emploie alors à manipuler, le temps de sa vie, à déployer et contracter, étirer, écraser, briser, monter, lacérer, armaturer… Très vite une liste de verbes transitifs, d’actions s’égraine ce qui du point vue de ce qui lui succède, son œuvre, fabrique un constat d’évidence : un rapport franc, frontal et déterminé à la matière et à sa mise en œuvre, non pas virtuose, mais plutôt sensible, paradoxalement brutale et curieuse. Et finalement « opportuniste » tant elle nous invite à considérer ses choix comme des « hasards objectifs », termes qu’elle reprend à son compte à la manière d’un leitmotiv, d’un mantra.

Du début de sa carrière au sortir des années 40, d’abord graphique puis touchée par la céramique décorative entre autres crafts, des tableaux tapis aux sculptures boites de bois et de métal, jusqu’aux grandes voiles architecturées des années 1980, les productions de Véra Székely rencontrent l’époque et s’arriment aux mutations des formes de son contemporain. Celles du courant moderne, assurément, dont Picasso, Léger, Le Corbusier signent le temps long. Mais aussi des arts décoratifs qui élisent des architectes décorateurs, autres que ceux des « formes utiles », les ensembliers, auteurs des arts ménagers. Puis des glissements qui s’amorcent, par l’arte povera ou dans le grand continuum du minimalisme et post-minimaliste, notamment. Des changements de conceptions et représentations des œuvres qui trouvent des échos chez ces générations d’artistes. En regardant l’époque, chacun, absorbé, est une éponge de la grammaire de l’autre.

Le contexte pour Vera Székely, appliqué ou in situ on pourrait dire, déterminera assurément le protocole de production de ses œuvres, fixé par la commande privée ou la commande publique, par l’espace privé domestique ou l’espace public muséal, enfin par l’atelier, lieu d’une médiation solitaire. La notion de la spatialité sera fondamentale et cela dessinera une permanence et qu’il soit analogique, tangible ou graphique, l’espacement ainsi conçu entre les éléments, entre les formes agencées sera l’équilibre, le «  » du travail. Les écarts infimes, les resserrements et les interstices comprimés dans les œuvres importeront comme condition de l’existence de l’œuvre, comme l’expression de l’espace même : une profondeur dans le temps, la mise en suspens de la matière dépouillée, dans une paradoxale agilité inerte.

Depuis ces contextes décisifs, il se pose une série de questions, telle que la volonté d’une expression sourde et de la réception aveugle de son œuvre. De son expérience possible ou de son extériorité. L’œuvre est-elle offerte à un spectateur en particulier ? Y-t-il un spectateur rêvé ? Ou l’œuvre est-elle seulement ouverte à quiconque, dans une solitude créative à la Molloy de Samuel Beckett, où la perception est l’expérience induite, anthropomorphique, d’une présence insulaire ?

« Par contre j’ai le sentiment qu’il n’est pas nécessaire que les objets que je crée soient éternels. » p. 154

La trajectoire du travail de Vera Székely affirme une volonté d’émancipation, à de multiples égards. De la notoriété acquise depuis le trio artistique formé par André Borderie, Pierre et Vera Székely, de celui du travail du couple Székely lui-même et de l’appréciation enfin de sa seule pratique artistique, autonome, l’on comprend cette ambition d’émanciper un langage plastique singulier et de le signer de son nom propre. Emancipation de la figure classique de l’artiste, elle préfère l’entre deux, le processus, l’expérimental et l’éphémère, des saisons de gestes plutôt que l’éternité de l’œuvre achevée, consacrée et définitive. Emancipation encore, au regard des savoir-faire, de la tradition et des médiums ou catégories esthétiques et leurs propriétés, défiant le geste de faire, jamais pleinement adéquat au matériau et à sa mise en forme, technique. Se défiant aussi d’une catégorisation, ni artiste textile, ni sculpteur, ni peintre… que la critique d’art fonde.

De mouvement en mouvement, les déformations de la matière opèrent, une réduction expressive en un langage, où un vide plein fabriquera la boite, la voile, le feutre. Au présent, un geste après l’autre.

Ce présent article tentera de resituer l’époque comme il a été esquissé ici, l’époque de Vera Székely, de ce qu’elle traverse, de ce qui la retient, de son temps finalement et des résolutions et des caps franchis pour son travail. Du point de vue de la méthode, il s’agira de faire une restitution de l’œuvre dans un contexte de production, en la mettant au regard de ses contemporains. De façon parcellaire et choisie, partiale aussi, pour déployer une lecture, et faire apparaître les trajectoires, continuités, divergences et singularités. Cependant qu’un point d’achoppement interdira une adhésion pleine à quelque mouvement artistique en particulier : Vera Székely navigue toujours entre deux rives, et ne souhaite aucune escale.

« C’est que le style est répété, ou plutôt généralisé. (…) C’est cette force de maintien dans et par le mouvement qui permet d’identifier un style, et de l’identifier comme style : une forme se détache sur un fond, s’individualise et dure, car elle ne cesse de se re-détacher de l’indifférencié. » p. 22 Marielle Macé, Styles – critique de nos formes de vie, Gallimard Essais, 2016

Appliqué à la vie Moderne, le paysage domestique des arts décoratifs

L’esprit nouveau initié par les avants gardes artistiques de la première partie du vingtième siècle, du cubisme de Pablo Picasso, Georges Braque et Albert Gleizes, celui tiré de l’énergie du Bauhaus de Walter Gropius, Mies van der Rohe ou Paul Klee, celui des temps nouveaux aux échos fondateurs de l’union des artistes modernes, dont Le Corbusier, Robert Mallet Stevens, Eileen Gray, Charlotte Perriand sont les penseurs… Tout porte le projet et les réalisations d’un nouvel mode d’existence, d’une modernité exhaussée… La révolution esthétique, soutenue par un propos social et de progrès manifeste, rejoue l’articulation de l’art et de la vie et essaime des modèles, des formes de conceptions liés à la grande fonctionnalité efficace et inaugure un langage plastique nouveau. Il se fabrique alors, paradoxalement et rétrospectivement un grand style moderne, véhiculé par les expositions, les galeries, les villas aménagées, la presse et salons, de Milan à Paris.

Sans antagonisme et de façon concomitante, les arts décoratifs pris comme un grand mouvement d’ensemble, dont les salons de 1925 ou de celui de 1937 dénommé « le salon des arts et des techniques appliqués à la vie Moderne » à Paris décrivent une production artistique engagée dans ce renouveau formel et des usages et modes de vie, agrégeant à l’esprit nouveau la finesse et la complexité d’un autre modèle de faire dont la figure de l’ensemblier décorateur ou artiste décorateur participe, pensons ici à René Prou, Jean-Michel Frank, Francis Jourdain… Ainsi, de la manière de façonner et d’orner les objets, de façon certes luxueuse, avec les savoir faire et leurs traditions respectives, s’affirme un langage artistique supplémentaire où les œuvres et les objets et étoffes s’accordent, s’influencent, se coordonnent. Modernité dans une acception plurielle.

Déclinant des collaborations fines, au delà d’un clivage simpliste entre industrie et artisanat, le langage plastique de la grille moderniste, les motifs et sujets naviguent de la peinture ou de la sculpture vers les objets et les intérieurs domestiques. Des tables, chaises, aménagements produits par Le Corbusier et Ozenfant depuis les années 1920. Des tapisseries et tissages plasticiens d’Anni Albers initiés au Bauhaus de Weimar dans les mêmes années. Du langage très émancipé, sensuel et dans une manière de coloriste des céramiques et des étoffes imprimées ou tissés de Raoul Dufy… Ici, l’on pense aussi aux poteries et céramiques utilitaires réalisées par Picasso à Vallauris plus tardivement dans les années de l’après guerre et donc les formes sont la contraction géniale de références antiques ou premières dans leurs formats et de son langage synthétique cubiste, d’une ligne brisée multiple et figurale. Cette rapide liste d’artistes montre cependant la vitalité et la porosité d’entre les arts dits appliqués et de celui de l’art. Une nouvelle tradition des accords et de la circulation du langage artistique dans et par de nombreux matériaux qui, non content d’être la meilleure expression du projet moderne, intègre de manière organique cette écriture. Des arts de la modernité.

Lorsque Vera Székely s’installe à Paris en 1946 avec Pierre Székely, elle arrive avec un bagage créatif lié et baigné par les arts graphiques ; d’un art du signe finalement et de la composition. De la relation aussi du signe à la surface et à sa matière. La céramique sera cette autre surface qui accueillera son écriture d’alors sous influence des maîtres contemporains abstraits. Celle de Picasso, celle de Klee, celle de Giacommetti. L’émancipation du style « moderne » et de ces modèles sera plus tardive pour Vera Székely, par des changements d’échelles et de médiums que nous verrons. Ici le programme esthétique d’un langage déconstruit et abstrait, d’une composition qui prend la couleur et la ligne pour leur matérialité et les institue comme « constituants formels d’un médium donné, d’en faire les objets de vision1 ».

Depuis l’atelier de Bures-sur-Yvette, la céramique devient le médium d’une reconnaissance partagée, celle de Pierre Székely, sculpteur et Vera Székely décrite elle comme céramiste, que l’on comprend être la façon la plus simple de décrire sa pratique de la couleur par les émaux, du signe déposé sur la forme « libre » céramique, c’est-à-dire sur une forme en terre montée sans tour (technique du potier) ni moulée. Le travail collaboratif, un trio avec André Borderie, construit des ensembles complexes, où les créations sont signées du sigle triple szb. Ici le travail de sculpture, de peinture, de céramique et des objets convergent vers cette pratique de l’artiste décorateur finalement où tous les objets réunis sont traités dans un même langage esthétique, et dont la chromie s’accorde parfaitement ; nouvelle tradition d’ensemblier évoquée plus haut qui permet de rejouer les accords et les matériaux, et dont l’aspect collaboratif est signifiant, partant du principe que chaque geste technique, artisanal ou industrieux, accompagne le geste voisin et sert l’ensemble.

Le Bateau Ivre, maison totale, est un exemple fort de cette production collective et d’une synergie, pour un temps, porteuse et qui donne à chacun une place cohérente, à partir de 1952, entre le couple Székely et d’André Borderie mais aussi des commanditaires, Fred et Monique Gelas. Le grand mur céramique que réalise notamment Vera s’inscrit clairement dans une tradition de la fresque de carreaux émaillés, et dont le langage reprend les compositions et les couleurs modernistes. L’œuvre est unique, in situ, dédiée. La fresque se propose comme un tableau mis au rapport de l’architecture et dont les signes entrent en écho et prolongement avec le mobilier et les objets de l’art de vivre. Ainsi la table, son plateau oblong, en écho aussi avec la grille métallique orthonormée du dossier des chaises et des galettes colorées de confort des assises s’y trouvent positionnés. De l’intérieur à l’extérieur, cette fresque décorative est la matrice verticale et la grille visuelle qui structure le raccord entre les éléments domestiques ; composition immersive comme peut l’être traditionnellement aussi la tapisserie murale ou cette autre grille horizontale qu’est le tapis au sol. La grande baie laisse à voir le paysage et le mobilier mis en extérieur apparaissent ici, à l’image éditée, comme un prolongement de cette fresque monde, où la lumière et l’ombre du jour parachèvent l’unité sinon la fusion visuelle de cet espace domestique. Tout semble alors s’auto-qualifier par côtoiement. La fresque céramique, par son échelle et sa variation picturale d’émaux organise les plans et profondeurs, une spatialité hyper qualifiée. L’application d’une écriture décorative qui coure des murs aux objets est récurrente à cette époque, et l’on pense bien volontiers avec la même intensité aux formes émaillées, fresques et objets couverts de motifs coordonnés de Jean Derval, Robert Picault, Roger Capron ou Jean Lurçat. Où s’installe cette nouvelle tradition d’une liaison d’une écriture totale, ornementale qui glisse de surfaces en surfaces. De cette manière que l’on retrouve aussi chez Jean Royère d’un décor total mais non saturé, où les éléments de mobiliers et de décors sont des signes choisis, équilibrés donc placés.

Très vite l’économie de Vera et Pierre Székely passe par la production et la présentation de céramiques, présentés dans le système des galeries de design de collection, à la Galerie MAI notamment, les formes utiles tels que des plats graphiques émaillés dialoguent avec les formes étrangères à une tradition des potiers et jouant plutôt selon les modalités de contenants aux volumes assemblés, géométriques et organiques. De bas reliefs sculpturaux et petits mobiles, dont les lignes et formes tracent des réseaux et où les formes d’équilibres rejouent la spatialité d’un tableau sans fond. Les photographies de Willy Maywald de la maison de Marcoussis en témoignent pleinement, ainsi que de formes plus décoratives encore, sortes d’outres organiques de terres dont les becs allongés énonceraient, comme signes, la fonction d’un vase, d’un grand soliflore, inventent un ensemble de pots décoratifs. La série des photographies de Marcoussis est éloquente de cette façon de triturer la matière, terre ou laine, et de la contracter, de la mettre en forme, d’en faire des ensembles colorés, dont le bord dessine des figures incertaines ou presque anthropomorphiques, à la géométrie très expressive. Et dont on sent qu’elles appartiennent finalement au répertoire de Vera Székely.

Dans cette déclinaison d’un artisanat contemporain appliqué à la vie, Vera Székely développe une série de tapisseries plasticiennes, sur métier à tisser, dans une tradition du point manifeste d’Aubusson, où la matière textile est proprement expressive, visible et signifiante. Selon des modalités très particulières qui s’apparentent à de la broderie, le fil a fort titrage (épaisseur), montre toute sa plénitude de fibre, toute sa texture. La technique de points passés plats et de points placés libres dessine des zones colorées : en somme le même fil en remplissant les surfaces, par masse, organise et restitue de l’ensemble de la composition initialement de la tapisserie. Là encore, les modalités d’une traduction avec les lissiers, le carton (maquette du projet) simple qui préside à la composition joue d’une forme d’émancipation de la technique de la tapisserie nouée main. Comme on peut le voir dans la grande œuvre panoramique réalisée pour la Villa Chupin en 1960 à Saint Brévin-les-pins conçue par l’architecte André Wogenscky, la matière textile est une laine épaisse, contractée, l’écriture de signes graphiques est très explicite, visuelle. On parle de matière avant de parler de virtuosité artisanale. D’un renouveau des arts textiles, mais aussi d’une forme d’intensité de la prise en main de la matière, rapide, singulière et énergique.

De cette période décorative, claire et affirmée, les photos de l’aménagement intérieur de la maison de Marcoussis est la plus significative du rapport intriqué, mêlé de l’écriture artistique des deux Székely entre sculpture et céramique et d’une culture partagée pour ce goût d’ensemblier, éclectique et très organique finalement, qui emprunte au langage de la modernité l’épure graphique et géométrique abstraite, et qui y ajoute la matérialité explicite, cette sorte d’expressivité gestuelle. D’une table basse de carreaux émaillés à la tapisserie, des sculptures corps aux tableaux et lithographies qui reprennent finalement et étrangement les mêmes dessins et motifs, on assiste à une actualisation du système décoratif autant qu’à la construction d’un cabinet de curiosités modernes appliqués à l’art de vivre.

Un détour s’impose, ici, conjoncturel, mais qui raconte la difficulté de l’auteur, une femme, de s’émanciper du modèle masculin, terrible de présence et d’interdit. L’on sent très bien la volonté, déjà dite de Vera Székely de s’affranchir de cette collaboration d’avec ces deux hommes. Borderie et Székely. Et de gagner en autonomie et solitude, pour son travail. Ce détour nous mène à la collaboration asymétrique d’Albert Gleizes et de sa « disciple » Anne Dangar, céramiste elle aussi, qui avait pour tache de diffuser l’esprit nouveau du cubisme à travers des objets usuels et porteurs de ce langage moderne cubiste. Là aussi, la place de l’autre masculin est prépondérante, de sa signature à sa représentation. A Moly Sabata, dans les années 1930 et 1940 Anne Dangar, esseulée reporte ces motifs décoratifs sur des pots, assiettes, mobiliers et objets liturgiques, tout comme Vera Székely, avec une grande plasticité et une intensité du geste mais sous l’influence de l’écriture de l’autre. L’on peut penser aussi à la façon du geste dominateur de la fresque peinte par Le Corbusier dans la maison e-1027 d’Eileen Gray… D’une marque ou d’une emprise qui ne permet que peu l’émancipation et la liberté. Entre figure tutélaire et femme artiste sous tutelle.

« Ma subjectivité s’exerce au moment du choix du matériau. » p. 156

« …ni peinture, ni sculpture… je me souviens que je voulais parvenir au non-art, au non-connotatif, au non anthropomorphique, au non-géométrique, au non-rien, à tout, mais d’une autre sorte, d’une autre vision, d’un autre genre. » Eva Hesse, déclaration pour le catalogue d’Art in Process IV, Finch College Museum of Art, New York, décembre 1969. p.132

Matériaux sans crafts, une sculpture prise entre les traces du modernisme, de l’Arte Povera et d’un certain minimalisme.

L’émergence de la sculpture dans « un champ élargi », comme le catégorise Rosalind Krauss, indique très clairement l’ajustement du médium à un « au delà de la sculpture ». Ce dépassement est lisible dans l’exposition d’Harald Szeemann When attitudes become form2, en 1969, curation fondamentale qui distribue de façon ramassée à la Kunsthalle de Berne et volontairement ambivalente une série d’œuvres fruit de la réunion d’artistes qui du minimalisme et de l’arte povera3 va présenter et interroger la sculpture dans ses fondamentaux, ses matériaux, ses assemblages, ses contextes. Entre attitude, geste, procédure et accrochage, la présence des œuvres matérielles excèdent le socle, l’érection ou l’aspect tridimensionnel centripète et pousse très avant l’état de la matérialité, de l’inachevé, du mou, de l’informe, de l’éphémère et du variable. L’exposition d’Harald Szeemann pose ce qu’il y a de commun dans le travail sculptural de ces artistes et l’on sait tout autant les différences conceptuels énoncées par ces artistes réunis. Différences dites notamment par les minimalistes et la théorie de la gestalt, de l’aspect critique et phénoménologique, de la forme déconstruite ou théâtralisée diraient certains. Tout à côté, les catégories que définit Germano Celant et de ce que regroupe de façon plus sensuel, fictionnel, spontané (temporel) et vivant des œuvres de l’arte povera. Le commun de ces œuvres, par la matérialité particularisée, tactile, physique, c’est aussi la dimension d’une expérience pratique.

« Il y a deux termes distincts : le constant connu et le variable expérimenté. (…) Si l’œuvre doit être autonome, en ce sens que c’est une entité qui contient en elle la formation de la gestalt » Robert Morris, Notes on sculpture, in Regards sur l’art américain des années soixante, Editions Territoires, 1979, p. 90

De la sculpture, il est donc question, de matières en formes, en tableaux, en boites, en tas et en élévations, mais aussi de la dépouille des matières où tout prend place dans des côtoiements ou proximités volontairement indifférenciés dans l’exposition When attitudes become form ; des feutres mous accrochés ou suspendus de Robert Morris, Felt Piece, les pièces posées à même le sol, la grille surface de dalles d’acier de Carl André, Steel Piece… celle d’Eva Hesse, Augment, de latex sur toile, les fragments de graisse exposés blocs expressifs ou écrasés sur les bords de la pièce, Fettecke de Joseph Beuys, le bloc cubique de ciment contractant une matière métallique plissée et drapée de Giovanni Anselmo, Torsione, mais encore l’œuvre déposée comme abandonnée de Mario Merz, Sit-In faite de cire, de néon et de fer. Jannis Kounelis, senza titulo fait de bâtons dressés de fourrure, comme des réminiscences historiques… Matière performative, en pleine présence, et débarrasser des critères usuels de définition de la sculpture des avant-gardes, en somme.

Vera Székely, dans les années soixante engage une rupture d’avec le style décoratif, les agencements formels laissent à la matière brute, dépouillée et physique, la pleine place. Comme s’il fallait sortir de la couleur moderniste pour être seule. L’aventure de la sculpture et des matières boites suspendues de Vera Székely, c’est en creux une histoire de la couleur qui disparaît. C’est aussi la volonté de sortir de ce langage graphique qui n’est plus le sien totalement. L’exercice des agencements et principalement le jeu de la matière exécutée, agissante est déterminant : métal (fer, plomb), bois, sont pris d’empreintes, de traces, de gestes qui font de la matière même un signe du présent. L’aspect expressif, restitution du geste ou de l’attitude en résistance, signe la détermination face à la matière, sans équivoque chez Vera Székely, comme pour en découdre. Aucun savoir-faire virtuose, la pratique d’une tension formelle dans et par la matière choisie que constitue le processus à l’œuvre. En écho à son temps ? Dans la synchronicité d’une question d’époque ? En tous les cas Vera Székely est dans un mouvement de recherche et un approfondissement gestuel, d’une conquête de la spatialité. D’une pratique de la forme qui s’exerce enfin pour elle-même, en présence.

Est-elle minimaliste ? Pas du tout, puisque que la dimension perceptuelle et phénoménologique, de la place du spectateur même, ne l’intéresse pas. Vera Székely semble rétive à conceptualiser l’approche et donner à la forme sa dimension critique et réflexive. Plus proche formellement de l’arte povera en ce sens, mais sans le discours, et de certains artistes tels que Luciano Fabro et plus encore Paolo Icaro qui travaillent à structurer dans des vocabulaires proches des volumes, des surfaces et des assemblages qui augurent des possibilités physiques du vivant, de la réalité « matérielle » du monde. Si près alors, dans le rapport criant qu’entretien Vera Székely à la façon de venir jouer de la physicalité, de la tactilité, ici la sculpture tableau se pose comme un assemblage, c’est-à-dire une situation donnée du processus. Son mouvement précaire y est marqué, l’effet de présence à la lecture comprime l’espace alentour, plutôt à la manière d’une densité repliée, d’une contraction de la matière temps. L’œuvre est alors inscrite dans une temporalité frontale, de l’instantanéité du geste.

Si loin, en revanche lorsqu’elle réalise les sculptures de bois à Port-Barcarès, dont l’aspect de totems constructivistes joue de formes presque trop arrêtées, statiques, hiératiques. Si loin encore lorsqu’elle fige par trop de force dans le cadre le bois brulé, le métal martelé et que les « tableaux » retrouvent un accrochage somme toute très classique qui artificialise le geste, devenu maniériste, et le fige en objet de décor.

Mais si l’on revient à la proximité avec Paolo Icaro, la bascule sculpturale s’opère pleinement chez Vera Székely dans son rapport à l’espace, à son déchiffrement, à son occupation aussi. Ses outils visuels sont cependant différents, les voiles suspendues, les toiles armaturées de Vera Székely se déploient et jouent à plein la visibilité, l’expression sensible immatérielle de l’espace, en présence et en quantité. Là, le mou, le fluide, l’agile donnent à ces étoffes des formes « d’erres » nouveaux et révèlent l’espace même.

« L’apesanteur, pour moi, est essentielle. Je ne veux pas être classée parmi les sculpteurs. Je n’ai jamais sculpté réellement un matériau pour arriver à une forme. Les grands volumes sont toujours lourds, immobilisés par principe. J’ai toujours été beaucoup plus intéressée par l’assemblage et la structuration. » p. 147

« Plutôt des pré-formes. Parce qu’en soi une membrane évidemment c’est une forme, mais s’il n’y a pas d’assemblage, une mise en espace tout à fait particulière, ce n’est pas grand chose. Mais l’intervention de l’esprit, de la sensibilité et de l’improvisation est plus forte là où il n’y a aucune structure préalable » p. 153-154

L’aventure de l’espace domestiqué et la question du paysage tout court, une situation ?

« Le mou et ses formes »4 s’énonceraient comme un programme pour l’œuvre déployée de Vera Székely. Les voiles armaturées, tenues par des arceaux, ce qu’elle engage dans la seconde partie de sa carrière, pourrait-on dire, travaille la structuration d’un informe, le textile, et de la tentative de rendre permanent le précaire, de maîtriser l’espace, de le dresser.

Nous parlerons dans un premier temps des grandes voiles, agencées, tuilées presque, qui se tordent, dansent et sculptent les hauteurs des espaces que Vera Székely habite. In situ, à l’échelle, ni trop invasive, ni trop expansive – les voiles arquées sont placées, coordonnées entre elles, dans les fameux espacements et côtoiements que nous décrivons depuis le départ et qui donnent à l’espace comme une grille de lecture de l’air présent, du vide présent. Ici, l’on peut dire, dans cette pratique de l’in situ, que l’on retrouve finalement les aménagements d’espaces habités par les fresques émaillées des maisons et lieux domestiqués du début sa carrière d’artiste. Mais précisément le signe est déployé dans l’espace, les profondeurs ne sont pas rabattues sur le plan vertical de la céramique, ils sont architecturés et ordonnés pour l’espace. Les voiles suspendues, tenues, tendues, déroulées presque narrent un mouvement, une chorégraphie expressive, digne de celles que Loïe Fuller déploie dans Serpentine, vidéos de ses danses filmées. Mouvement pure, apparition d’un temps mouvement finalement chez Vera Székely. Il y a une force d’évocation, poétique, dans ces grands battements d’ailes sans corps. L’expression d’une énergie, d’une vitalité, qui, avec cet élan, trouve des airs de sculptures atmosphériques, non loin des propos tenus par l’exposition When attitudes become form mais qui de manière monumentale ici, se faisaient l’écho, dans un champ élargi d’une pratique de la sculpture comme structure, process et situation, au moyen du précaire, du léger, du fluide.

Une autre série d’œuvres agence des voiles suspendues à des structures angulaires posées au sol, barres de bois ou de métal assemblées entres elles qui menacent et pointent en direction des structures textiles. La tension ici trace une démarche d’antagonisme, entre l’angle et la courbe, le rigide et le souple, un dialogue de nature et de dimension. Les coques sont parfois remplacées par des bandeaux fluides (métalliques ?), tels des papiers découpés à l’échelle du lieu, ils dessinent des formes spatialisées dans le site intérieur, chapelle ou galerie. Ce principe d’antagonisme est frappant tant il obéit à la démonstration visuelle, d’une tension expressive abstraite, dramaturgique.

Si l’espace est rendu visible, c’est cependant un espace intérieur, pour Vera Székely, dont il s’agit avec les voiles et les feutres suspendus. L’in situ n’est pas l’occasion de couvrir ou de s’enchevêtrer dans l’espace du paysage, comme le réalise Christo et Jeanne Claude sur le Reischtag ou sur les multiples collines et côtes rocheuses qu’ils cartographient. Là où une comparaison pourrait s’ouvrir, elle cesse dans le territoire expérimenté et agencé, l’un extérieur, l’autre intérieur. Si l’on peut inscrire, dans la ligne du post minimalisme, le travail de Christo dans le champ critique du land art, comme le décrit très bien Gilles Tiberghien5, Vera Székely, en dimensionnant ses œuvres à l’espace intérieur trouve des dispositifs spectaculaires mais qui n’ont que peu à voir avec les enjeux perceptuels conceptuels. Tant à la Kunsthalle de Budapest (1981), qu’au Paris au Musée d’art Moderne de la ville de Paris (1985), les voiles distribuent un ensemble massif, un outil visuel qui a titre de pure présence est une grille de lecture de l’espace architectural, par comparaison, par analogie, le spectateur voit le vide de l’architecture dévoilée par les structures de toiles ou de feutres.

Le spectateur n’est pas pris dans l’exercice phénoménologique d’une lecture anthropométrique, de gestalt ni de perspectives agencées. Le mou est exposé hors gravité et immobilisé, à l’inverse finalement de Robert Morris qui joue de la pesanteur du corps et du geste sériel pour structurer la forme ; les structures et bois agencés ne sont pas à la manière d’Anthony Caro des modes de disjonctions visuels, l’éloignant de tout autre chose que de l’espace. Ici dans, ses installations de paysage, Vera Székely appuie l’obsession du signe, du trait, du dessin dans la matière. Et si l’on peut penser faire un rapprochement de caractère, sur les gestes in situ qui révèlent la nature du lieu, selon un outil visuel contextuel, c’est avec les œuvres de Daniel Buren, qui, lorsqu’il habite un lieu, redonne à lire ses particularismes, d’éprouver ou d’effacer les limites du site, sans le geste expressif cependant puisque Buren garde son trait de 8 cm comme seul instrument.

Les œuvres de Vera Székely s’agitent de paradoxes, qu’il s’agisse d’installations en intérieur et paradoxalement de sculptures bien moins monumentales en extérieur, comme à la maison des arts d’Amiens, où se déplient des ailes à agencer, des modules à superposer plutôt qu’un agencement qui prenne en charge la singularité de la topographie. La contingence technique rattrape le projet fou d’une lévitation plastique, d’une monumentalité théâtrale. Là, l’expression des nécessités techniques, d’un toit, d’une structure qui suspend ou tient les œuvres est nécessaire. Série ouverte plutôt que série protocole, les gestes ne sont pas des processus ordonnés. Encore, une chose folle et qui parle beaucoup de la recherche d’une maîtrise de la matière est l’expression d’un mou paradoxal, d’un mou figé, fixé, harnaché, et finalement solidifié. Paradoxe qui se prolonge dans la volonté de ne pas confronter ses grands ensembles assemblés6 au vent, de contredire le vent et l’air en somme, de contrevenir au mouvement pour parvenir à l’inertie de la sculpture classique, d’un retour à la forme tenue de coques exaltées. Cet art textile rigidifié opère comme un oxymore magnifique. Celui d’une posture de création, toujours entre deux seuils.

Mathieu Buard

Mars 2020.

1 Rosalind Krauss, Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Edition Macula, 1993, p. 194

2 L’exposition When attitudes become form est sous titrée works – concepts – processes – situations – informations

3 L’Arte Povera se formule en 1967 par le critique italien Germano Celant, qui réunit une génération d’artistes dont le registre formel est commun, entre les villes de Turin, Gênes, Rome et depuis des expositions ou manifestations artistiques présentées substantiellement entre 1960 – 1967.

4 Titre du livre de Maurice Fréchuret aux éditions Jacqueline Chambon, 2004

5 Gilles A. Tiberghien, Land Art, Dominique Carré Editeur, 2012

6 Pour anecdote, l’on peut considérer que ces coques comme des constructions semblables par anticipations aux architectures démonstratives issues des maquettes de Frank O’Gehry. Cette analogie formelle relève cependant de cette même oxymoron décrit plus bas, d’une impossible structure devenue pérenne, d’un précaire gagné et figé.

10/2018 Une saison de modes_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES III_SAISONS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

ABÉCÉDAIRE MODES PRATIQUES III

 

Stylométrie - Une saison de modes

 

Entre éternité et transitoire, la mode.

Entre saisonnalité et durabilité, l’industrie.

Entre nature et culture, la vie.

 

« 

Je veux dire les formes changées en nouveaux

corps. Dieux, vous qui faites les changements, inspirez

mon projet et du début du début du monde

jusqu’à mon temps faites courir un poème sans fin.

Avant la mer et les terres et le ciel qui couvre tout,

le visage de la nature était un sur le globe entier,

on le disait Chaos, matière brute et confuse,

rien qu’un poids inerte, des semences

amoncelées, sans lien, discordantes.

 »

 

Ovide, Les métamorphoses, traduit du latin par Marie Cosnay, Editions de l’Ogre, 2017

A

Andropause

Si les muses et belles y sont, par un fatal oracle aux abords de l’adolescence, prévenues, les apollons et autres stentors ne goutent guère l’idée de la limite hormonale, d’une température variable et d’autres gains de poignées palpables. Des saisons le corps est ainsi le théâtre, dont le dénouement est universel et masculin hélas. L’affaissement, la décrépitude et le dégarnissement s’y engagent, héros pathétiques d’un âge qui se décompte. À rebours de l’énergie électrique de l’adolescent dont parle Houellebecq, le capitaine d’industrie viril est lui aussi sujet au caduc moment de l’andropause. La mode, elle, aura dans le vingtième siècle puis dans le suivant, décidé d’en faire fi et de penser des corps d’une insolente jouvence. d’Helmut Lang à Raf Simons, de Margiela à Dior, le jeune homme est l’anti vieillissement, le corps fin et agile du prêt-à-porter. Esthétique d’un corps qui, chez Jean Patou, Claire McCardell et consort, prenait déjà la tournure d’une évidence pour la gente féminine dès 1930. Du prêt-à-porter à son obsolescence, le corps comme le vêtement sont de passage.

Anachronismes

On peut penser que l’ordre des collections s’organise de façon très naturelle ou « géographicosaisonnière », mais si l’on observe de près les formes créées ou que l’on s’intéresse aux thématiques abordées lors des présentations, défilés et croisières, l’on constate finalement que les référents et sujets de style soutenus dans les collections ne répondent que bien peu au temps, à l’espace et que bien souvent plutôt, non contente d’être une vision utopiste sinon idéale d’une beauté ordonnée, fusse-t-elle disharmonieuse, ce qui frappe avec la mode donc, c’est le caractère anachronique que prend l’objet de la collection. La mode est un contretemps, une uchronie fondamentalement culturelle. Gucci avec Michele, Balenciaga avec Gsavalia, Jacquemus avec la grande méditerranée revisitée, Westwood avec les pirates aristocratiques… Tous ces créateurs présentent des vocabulaires dont le point commun, loin de savoir si le motif est canard ou si le logotype usagé domine, est une prise à revers spatio-temporelle et donc en rupture avec le moment familier et commun.

Le rythme du retail lui propose des ajustements d’articles les plus agressivement calqués sur les variations de l’application météo marquée d’incertitude…

Monade magique, la vitrine seule, dans sa concordance des temps ajustée, résout une partie de ce temps futur perdu et de ce présent retrouvé.

Automne

« À l’âge de cinquante-cinq ans, Gabrielle Chanel est à l’apogée de sa beauté. Ses traits et sa silhouette se sont encore affinés, jamais elle ne s’est habillée avec plus d’invention et de perfection, jamais elle n’a été plus admirée, plus recherchée. »

Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions de la Martinière

« Mercredi 23 juillet

Edith Sitwell est devenue énorme, se poudre généreusement, se met sur les ongles un vernis argent, porte un turban et ressemble à un éléphant d’ivoire ou à l’empereur Héliogabale. Je n’ai jamais vu un changement pareil. Elle est mûre, majestueuse. Elle est monumentale. »

Virginia Woolf - Journal intégral 1915 1941- éditions Stock - page 827

Avion

Voyager en avion n’est pas exempt de dangers : outre les contrôles de sécurité et leurs séances de strip-tease drastiques, menacent l’inconfort d’une éventuelle classe économique, la pression dans l’habitacle de la cabine qui fait la jambe lourde, l’air climatisé sec et froid. Puis il y a la désagréable perspective du décalage horaire, le choc thermique à l’arrivée comme ultime ou premier trauma. Les conseils quant à la meilleure tenue à adopter en vol long courrier abondent aujourd’hui dans le sens d’une même allure basique et fluide, confort et tout terrain : qu’elles soit legging, jogging voire pyjama, toutes les variantes du pantalon slim et molletonné sont plébiscitées pour le bas, pendant que le haut se déploie dans une même sphère pratique, soutien-gorge brassière si il y a lieu, sous les amples t-shirts et sweats de rigueur. Les bijoux et breloques ayant été relégués en soute, reste la qualité de la matière pour se démarquer : soie plutôt que coton, ou le cachemire d’une grande étole dans laquelle se protéger durablement. Les sneakers sont inévitables. Ainsi que les yeux masqués ou lunettés pour sombrer, enfin, in utero… Loin du tarmac, les podiums ne serviraient-ils qu’un moment de style excentrique ? En pratique, les impératifs de l’avion signent à l’évidence la tenue mondiale.

B

Bagagerie

Qu’il faille se parer, lors des longues nuits étirées de long drinks sur les côtes et dans les villas des stations balnéaires, suppose de se déplacer avec ses atours. La bagagerie, version appliquée du sac aux déplacements modernes en avion, en bateau, en voiture; et    le format réduit des malles d’antan pluggées sur les carrosses attelés (qu’évoque le beau texte de Darwin fils, dans l’évolution dans le vêtement), la bagagerie donc, fait partie des accessoires du luxe avant d’être l’apanage des parures de mode. Gucci, Prada, Louis Vuitton tirent leurs patrimoine de ces héritages de sacs de voyage, weekend puis baisenville. Le voyage, l’art du mouvement, le tourisme obligent donc à avoir recours à ce complément qui agrémente la vie de son nécessaire, et parfait le lifestyle dont Diana Vreeland nous explique dans ses éditos le bon sens pratique. Le voyage, le sac, la vie.   

voir : Darwin, Diana Vreeland

Beau, bel, belle, Baudelaire

« Tout auteur doit inventer un poncif, disait Baudelaire « il faut que je crée un poncif » : eh bien, pour moi, c’est fait. Bourdieu dit très joliment que le rôle de l’écrivain est un rôle de pirate. Il rappelle l’étymologie du mot pirate. Peiratès, c’est celui qui tente un coup, qui essaie, qui essaie d’éviter. L’écrivain a un rôle de pirate qui évite les écueils que sont les lieux communs. Cet évitement est l’impératif de l’écriture dite littéraire. Barthes comme d’autres évitaient en leur temps les lieux communs de leur temps. Ils changent sans arrêt, plus vite que jamais maintenant, avec le grand Communicant.

Eviter les lieux communs - pour transporter quoi ?

La littérature du demain. Celle qui contrarie l’aujourd’hui. »

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Edition Albin Michel, 2016, p. 323.

Biarritz

Biarritz, Cannes, Venise auront été, à l’orée de la modernité, les lieux de villégiature sinon le théâtre mondain des premiers jeux des maisons de Couture qui, avec pignon sur plage ou canaux, distribueront les modèles que Jeanne Lanvin, Paul Poiret, Mariano Fortuny auront conçus dans une logique saisonnière… D’emblée, la pensée sportswear, ou sinon celle d’un certain confort digne, vient bousculer la conception du modèle vestimentaire. De la boutique à sa communication, la maison de mode, dotée d’une signature de créateur, déploie un lifestyle balnéaire, transatlantique, et donc le goût pour une allure rapide, légère et dynamique. Il en ira de même pour l’hiver. À Biarritz ou à Saint Moritz, le loisir des éphémérides inventera pour partie les rythmes et systèmes des collections, croisières ou défilés contemporains. On pense ici aussi à l’hommage atlantique de Sébastien Tellier, sexualité, d’un « Biarritz en été… »…     

Bikini

Ou minimum sur les plages d’Héliopolis (Côte d’Azur), le Bikini est le dernier rempart à la nudité, à la bienséance et sonne l’heure du court, du Yeye et d’un certain Swinging London. Au delà de la presque tenue d’Eve, ce qui est frappant avec le bikini comme avec la mini jupe, ou le legging et body de jersey ou de nylon, c’est la joie toute puissante d’une libération des usages et des mœurs, dont toute une génération se saisit pour exprimer l’avénement d’un contemporain aisé, insouciant mais optimiste, léger et futuriste. De là, Twiggy, Vidal Sassoon, Courrèges et Rabanne, sinon l’éponyme Blow up d’Antonioni.

Boy (saison des amours)

La mode de Gabrielle Chanel, épousant sa vie, évolue au rythme des lieux, des opportunités et des amants. Il y a la saison balbutiante avec la cavalier Etienne Balsan, l’opulent moment russe au côté de Dimitri Pavlovitch, la saison anglaise aux must chic et sportswear en l’illustre compagnie du Duc de Westminster. Il y a le temps des costumes avec Paul Iribe et Luchino Visconti, mais encore la morte saison des désordres d’après guerre, pour payer une liaison trouble avec Hans Gunther Von Dincklage… Mais le printemps de Gabrielle, c’est l’anglais Arthur Capel, dit Boy, qui l’aura incarné, offrant à la jeune femme, en temps et en heure, argent, confiance, liberté d’entreprendre et boutiques à Deauville, Biarritz, Paris. Boy est lui-même aventurier, conquérant, brillant, rapide; sportif et beau. Il est l’alter ego de cette femme de tête et d’affaires. Sa mort accidentelle, en voiture, nécessairement violente, est le drame d’amour dont on ne se remet pas. Une photographie prise à Saint Jean de Luz en 1915 montre les deux complices en tenue de bain, allongés coude à coude, sauvages et désinvoltes : deux enfants du siècle, et le cliché irrésistible d’une séduction androgyne au long cours.

Bronzage

Très lié au bikini et à ses crèmes anti U.V connexes, le bronzage est longtemps l’apanage du paysan, marqué des empreintes du soleil comme des peines saisonnières que l’agricole activité lui inflige. Puis, soudain, lorsque les loisirs balnéaires ou la pratique du ski dans les alpes neigeuses font du mouvement, de la vitesse et du sport un must, les maillots de bains et l’hygiène au grand air indiquent qu’un ramage doré est le signe extérieur d’une vie faite d’aisances et de plaisirs. Qu’il en soit ainsi, le bronzage, joie et chaleur, sera l’allure contemporaine d’une nouvelle classe active. Viendront plus tard les cabines de bronzage et leurs gammes de couleurs plutôt orangées, cuivres ardants, médiatiques, précisément surexposés. Pour l’exemple quelques amateurs : Giorgio Armani, Donatella Versace, Marc Jacobs, Silvio Berlusconi… D’autres en revanche, au grand jamais or et bons vampires, souhaitent garder le privilège vissé d’une peau laiteuse ou diaphane : Karl Lagarfeld, Hedi Slimane, Raf Simons… Au milieu et en même temps, Kate Moss par Juergen Teller, soleil et idole.

C

Cannes (et festival)

Fleur fanée sitôt éclose, la robe cocktail est l’éphémère, du red carpet au marché cannois … Qui porterait une seconde fois ce gant devenu oripeau ? Le diable, en Prada ou pas, jamais.

Coney Island

Pointe sud sud-est new-yorkaise, à l’ouest d’Eden donc, Coney Island est. Si bien commenté par Rem Koolhaas, ce lieu de divertissement créé à la fin du XIXème siècle organise les jeux du peuple avec les moyens médiatiques et techniques pléthoriques de l’époque. Ile waterproof mais pas ignifugée, Coney Island est une lieu de ballade du dimanche, populaire en été pour ses attractions et ses fast food, take away précurseurs qui enjoignent le visiteur à transporter avec lui son repas pour mieux jouir du présent et de la plage. Coney island est l’idée d’un havre de loisirs joyeux et espiègles, où la foule endimanchée fuit la ville monde. Dans le même temps, les Hamptons, au nord-est de NYC, deviendront le havre de villégiature d’une classe sociale aisée; un Ralph Lauren en assure le mythe tardif et le totem quasi-phallique. Des jeux et des larmes (de rire) sur la côte est, américan way of life.

Croisière (un problème de type grec)

Le Costa Concordia peut bien faire naufrage, la collection croisière initiée depuis quelques années par l’industrie du Luxe parade pour le beau mois de mai, portée par les agréables exigences de la villégiature et l’idée du voyage dans sa version la plus sélective, puisqu'elle est une réminiscence des collections sportives et de plage conçues dès les années 20 par un Jean Patou, ou une Gabrielle Chanel, à destination d’une élite amatrice de loisirs et de grand air.

Dans le désordre climatique actuel ambiant, qui plus est aggravé par les trajets au kérosène déréglant la planète en circuits affolés, le vestiaire mi-saison de la collection croisière s’offre désormais comme un compromis désirable, et qui sait entretenir le spectacle à Dubai, Séoul, Kyoto ou Rio, comme alimenter le recyclage permanent de la fast fashion avide de modèles.

En 2018, le défilé croisière signé de la Maison Chanel reconstituait quelque chose comme le Parthénon sous la cloche imposante du Grand Palais parisien : décor à grand budget en forme d’hommage à la Grèce éternelle, « où, dixit Karl Lagerfeld, l’on a jamais fait de plus belles silhouettes de femmes », et parce que « l’Antiquité, c’est vraiment la jeunesse du monde, puissante et imprévisible, comme leurs dieux qui ne pardonnent pas. »* Odyssée ? Dans un monde étrange, où jamais ne se croisent les belles en drapés libres des podiums, et les exilés tragiques qui secouent de leur malheur les quatre coins de la Méditerranée.

*http ://www.numero.com/fr/fashionweek/mode-chanel-collection-croisiere-2017-2018-grece-inspiration-karl-lagerfeld-grand-palais-paris-

Cardin Pierre (1922 - )

Dans les années 60 la jeunesse d’après guerre se conjugue au futur; l’eldorado est une étoile, et le seule saison désirable la saison lunaire, dont l’étrangeté radicale est sans doute seule à même d’incarner le désir de renouveau porté par des jeunes gens d’abord soucieux de ficher par dessus bord les spectres gris d’un siècle bien amoché. Chez Cardin le corps est svelte, androgyne, mobile; et le vêtement une carapace synthétique légère à toute épreuve, épurée, vivement colorée. Is there life on Mars ? Après viendront les licences, et les seventies décadentes.

D

Didion Joan

« In New Orleans in June the air is heavy with sex and death, not violent death but death by decay, overripeness, rotting, death by drowning, suffocation, fever of unknown etiology. The place is physacally dark, dark like the negative of a photograph, dark like an X-ray : the atmosphere absorbs its own light, never reflects light but sucks it until random objects glow with a morbid luminescence. »

Joan Didion, South and west, Edition Alfref A. Knopf, 2017, p.5-6

Dandy

Personnage symptomatique d’un dérèglement climatique et spatio-temporel, le dandy est un être de paradoxe et de léger déni, qui ne s’attache jamais à s’accorder à son contexte ni à s’en soucier d’ailleurs, et qui est porté intimement par des températures sinon par un caractère exote, qui n’est ici ou là que de passage et choisit pour uniforme un costume    unique_allure qui ne passe nulle part donc partout. Cette hyper singularité semble ainsi déclamer l’être hors saison.     

Darwin & fils

Dans une suite brillante de raisonnements, le neveu de Darwin expose l’évolution du vêtement par la belle course poursuite que l’homme se joue, au regard de ses    déplacements, de ses petits pas qui progressivement relient les villes, les contrées et les exotourismes. Fracs et tournures ne résisteront pas à la révolution des transports et à ce désir de mobilité. Train, avion, voiture, dans ce monde de mouvements pré-futuristes fruit d’une saison moderne, le vestiaire ou disons le vêtement, fusse-t-il interprété comme fonctionnel, se métamorphose.   

Doudoune par Moncler

Si la mode contemporaine est au sportswear, au wearable et au simple but expansive, les doudounes logotypées, matelassées ou tout simplement fourrées sont l’éloge de ce life style. Chaudes et métalliques d’aspect, la marque Moncler fait de l’accessoire de sport, veste ou combinaison de ski, un must, renouveau d’un produit déjà ultra vendu et compassé par Uniqlo dans une autre fourchette de prix et de plumes… Les collaborations « House of Genius » avec Craig Green ou d’autres assurent un retail à la demande, selon les vœux pieux du PDG. On peut noter la force des campagnes éditoriales de Moncler, qui où que l’on soit en ce bas monde, avec Liu Bolin et Annie Leibovitz amicalement, nous aident à nous confondre avec Dame nature ; camouflage heureux d’une vie résolument réchauffée, images qui font envisager le produit technique comme un accessoire de mode.

Duvet

Petites plumes tendres que l’on peut caresser sous le ventre ou l’aile des oiseaux; poils fins et doux des pelages animaux. Quant au genre humain, l’épiderme mâle peut accueillir le poil hirsute comme gage de virilité mais l’épiderme femelle se doit d’être lisse ou glabre : toute promotion intempestive du poil, toute ombre même ténue sous l’aisselle, le mollet, au-dessus de la lèvre, seront fortement soupçonnés chez la femme d’un ensauvagement de mauvais aloi, ayant qui plus est le toupet de vouloir s’approprier les appâts du sexe fort. N’en déplaise donc à Patti Smith et à la femme à barbe, le duvet féminin est strictement circonscrit, taillé, idéalement épilé… Mais de fait il fait un peu plus froid. Magnanime, Martin Margiela s’empare dans les années 2000 de l’autre duvet, l’édredon de lit rempli de plumes, et lui appose simplement deux manches afin que ces dames puissent sortir en grande couverture douillette.

E

Ephéméride

Tel est le nom que porte la variation du temps, de l’écoulement des saisons et leur ritournelle. Ephéméride, cela pourrait être le blason des robes cocktails, de la fast fashion aussi, en somme de ce que l’on porte et détache de son calendrier chaque jour.

Exotourisme (2002)

Nom d’une œuvre de Dominique Gonzalez-Fœster, plasticienne des éphémérides et des synesthésies temporelles, exotourisme comme un mantra, témoigne d’une conscience d’un temps pluriel, diffracté, déréglé et suspendu, d’une tropicalisation qu’elle définit comme « une des possibilités de la métabolisation. (…) fertilité, le pouvoir d’une nouvelle conscience, quelque chose qui a ses propres désirs, sa propre croissance, organique et expressive. » Bloc de percepts, ces œuvres mondes deviennent, dans l’entretemps d’une collaboration avec Ghesquière, à cette même période, des Espace Balenciaga à Paris, Londres et New York. Capitales de mode ? Environnements assurément que Gonzalez-Fœrster exploitent comme des vitrines plurielles sans produit ni saison.   

Extrait du catalogue programmatique de l’exposition Dominique Gonzalez-Fœster 1887 - 2058, Edition Centre Pompidou, 2015, p 201

Été (spécial beauté)

Ou la saison des injonctions contradictoires, prenant en filet les corps et le corps féminin. En paradis grec ou canaries la garde robe estivale file voluptueusement la métaphore d’une liberté retrouvée, mais l’empire cosmétique contre-attaque sans ambages, déployant dans les pages glacées des magazines une batterie sidérante de crèmes miracles et autres onguents sorciers. En mode moderne la beauté a ses spécialistes et ses médecins de la ligne, moins décadents libertaires qu’implacables spartiates. La nutrition est de pointe, les exercices de gymnastique sont ciblés, la méthode pour doper son énergie fractionnée. Et si les courbes s’avèrent de retour, ses dernières auront pris grand soin dès le printemps d’être fermes et toniques, pour s’exalter sans équivoque en micro maillot de sirène. Comme le titre en 2018 un célèbre hebdomadaire féminin français : « notre peau est émotive mais on a les solutions. »

F

Fantaisie

Maître mot de la haute couture, puis du prêt-à-porter, la fantaisie est le symptôme de la liberté créative chez Poiret, Saint Laurent, Margiela, Westwood, Owens, Gsavalia et consort. Elle apparait être le ressort ou moto intérieur des créateurs auteurs. Fantaisie comme manière de rapporter au monde réel une rêverie ou une vision supplémentaire qu’incarne le vêtement, le mannequin, le décor, l’esprit du temps et le lifestyle ainsi réunis.   

Fleurs

Eternel motif, fantasque sujet de rêverie, poétique, essence de l’éphémère et de la séduction, la fleur est, en un sens, le calice des vertus cardinales d’un signe mondialisé et ce depuis et post l’homosapiens artiste. Oversize, liberty, mille fleurs, cette représentation ornementale est une abysse, l’eldorado d’une plénitude des agencements et nouveautés qui font mondes dans la peinture, la mode, l’art des jardins, l’art des bouquets et des vases … La fleur est infini.   

« 

Rose is a rose is a rose is a rose

 »

Gertrude Stein, 1913

Fortuny Mariano

Ingénieur du textile aux plissés rares autant qu’indescriptibles par leurs lumières, inspirés des fluides sculptures à l’antique, coloriste du color block, scénographe et contemporain des techniques de pointe, pourfendeur des évolutions du monde et notamment de la photographie, Fortuny est une figure majeure du designer de mode. Comprenant les différents systèmes dans lesquels il joue, Mariano fait de ses compétences sensibles le terreau de l’applicabilité des matières, des formes, des mécaniques. Il est en somme à lui seul un oxymoron, dont les plissés clair obscur, les vêtements et motifs floraux pris entre culture et nature, l’allure féminine de cariatide hiératique sur corps contemporain agile agencent ces grands paradoxes, industrieux et virtuoses.   

Fourrure

Plutôt claire pour les dames pendant la saison médiévale et plutôt sombre pour leurs rugueux seigneurs et possesseurs des forêts, qui jouissent exclusivement du droit de chasse. Le froid ne suffit pas seulement à justifier le port de la fourrure : elle est signe de pouvoir, d’opulence; et l’effet d’un transfert équivoque de l’homme sur la part animale, qu’il s’agit de maîtriser et transcender. À l’ère moderne cependant, la saison industrielle de la fourrure en aura écœuré quelques uns, lorsque les visons désormais élevés puis achevés en masse s’entassent dans l’indifférence anti-héroïque et l’horreur des entrepôts géants. Alors se payer le frisson d’un manteau de contrebande, en peau de bébé phoque au risque du lynchage, du courroux de la PETA ? La banquise fond à vue d’œil. Et en attendant le désordre météo, le fil et la fibre synthétiques font de petits miracles.

G

Gernreich Rudi

Esthète, danseur et créateur d’origine autrichienne exilé aux États-Unis, promoteur du monokini à destination de la jeunesse sexuelle et androgyne des années 60. Et d’autres formes provocantes  : ainsi la culotte haute exaltant les seins nus ou le trikini au dessin exigeant venant enlacer la nudité du mannequin muse Peggy Moffitt, liane au visage lunaire et théâtral, les yeux ourlés de khôl, et icône d’une saison décomplexée et sorcière comme le chante célèbrement Donovan.

Grisaille

Quoi de plus beau, quoi de plus authentique sinon de plus naturel que la lumière grise du ciel « bas et lourd » déclamé par Baudelaire, ce magnifique parisien, pour exalter la mode, ses filles et ses allures. Si l’on excepte l’allégorique studio et ses artifices, où les saisons ne sont que la cosmétique interchangeable des lentilles colorées - Antonioni les filme par interposition dans Blow up - le gris le vrai le tatoué, c’est ce fond de ciel, photogénique, de la lumière de Paris. Grisaille chérie qui donne au photographique comme à toute pierre son éclat, à toute étoffe son chien. Et de la flaque, spleen liquide, le gris du ciel, que Gœthe théorise bien, reflète et étale son chariot de couleurs, chiffonnier joueur.

H

Haircut

Madame de Sévigné écrit les derniers caprices capillaires à sa fille adorée, exilée en province; La précieuse du dix-septième siècle se coiffe d’ailleurs à la Montespan, à la Mancini, à la Hurlupée. Le punk crache dans ses mains pour mieux plaquer sa crête iroquoise. Le chanteur Beck hallucine dans la chaleur de la côte ouest une coupe du diable providentielle… Signe de fertilité, de puissance, de beauté, la chevelure est aussi la carte mémoire de nos états d’âme. Mais pour la mode, le cheveu est une matière comme une autre, corvéable et ductile, sujette aux tendances, analysée par les experts, métamorphosée par les artistes du poil dont on se dispute les miracles dans la confidentialité des boudoirs. Le cheveu est souple en été, structuré en hiver, court en période de deuil, impitoyablement brushé pour le bal et la nuit. Et poudré, crépu, bouclé, ondulé, texturé, ciré, gélifié, shaggy, wavy, nappy. Jusqu’à la prochaine tocade, ou le changement drastique de vie.

Has been

Couleur passée, épaule trop large, fourche en baisse, motif ringard, matière dégueulasse, queue de rat, chaussure pointue. L’has been est le qualificatif du déclassement, l’appellation contrôlée d’une mise au ban. Ce qui est passé du in au out.

Bien souvent, on note que ce mouvement de décote s’impose par saturation, écœurement caractériel lié à l’hyper représentation d’un modèle. Las, les early adopters annoncent le be nouveau, le la du newcomer. Au risque du never been de cette tendance, c’est-à-dire de l’absence d’une adoption massive par le public.

I

Île

Paradis alternatif pour la génération hippie, qui y bulle en sandales et tunique antiques. Station pour la jet set internationale qui y étrenne ses yachts rutilants. Plateau pour toutes les déesses au bain du Vogue lorsqu’il se consacre aux libations de l’été. Et métaphore valant pour tout studio d’une maison de mode, dès lors que l’on le regarde comme une petite communauté indigène, au tempo éternellement décalé puisqu’il s’agit toujours d’anticiper la saison avenir; un asile et une utopie créative où s’ourdissent les secrets d’une fiction dont on verra le temps de quelques mois, les héros et les héroïnes en parures nouvelles et pirates partir à l’assaut des quatre continents.

In

L’in c’est l’être dans la saison, l’acmé adorée. Et ce déjà, sur la pente descendante, comme tout soleil qui se couche, comme toute fleur qui flétrit. In est un devenir Out.

« Nous savons que ce qui est un costume de rigueur aujourd’hui sera un déguisement dans vingt ans, et que nous considérons aujourd’hui comme ridicules ou grotesques les redingotes de nos aïeux. Seuls les militaires échappent à cette loi de nature, en raison du caractère auguste et vénéré de leurs fonctions… Il ne faut pas s’imaginer que chaque mode nouvelle est la consécration d’un type définitif de vêtement, qui doit remplacer pour toujours celui que l’on abandonne. C’est simplement une variante »

Paul Poiret, En habillant l’époque, Edition Grasset, 1930, p. 187-188

Ishop (ou E-shop ?)

Post échoppe, post vitrine, post grand magasin, post plv, post mall, post corner, post flagship et surtout néo retail, l’e-shop est une manière de diffuser par des canaux contemporains et médiatiques les marchandises et productions de la mode. La grande question, la seule, est celle de l’expérience, celle du client. Quelle aura à l’ère digitale pour une transaction empirique qui engage le luxe comme la possession ? Marc Zukerberg aura-t-il la réponse ?

J

Jersey

« En 1916, Chanel voulut trouver un tissu aussi proche que possible du tricot. Rodier, faute de mieux, lui soumit une marchandise qu’il jugeait inemployable : le jersey. C’était exactement ce qu’elle cherchait : du tricot fabriqué sur machine. Elle jura à Rodier que ce tissu allait conquérir le marché. »

Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions de la Martinière

Jetlaged - Lost in translation

Largués et désorientés : un acteur venu faire la vedette pour une publicité et une étudiante en philosophie américains, Bob Harris et Charlotte, errent dans un Tokyo incompréhensible. Dans le film au sujet éminemment post moderne de la fin des années 90 intitulé « Lost in translation », le romantisme amer de Sofia Coppola tisse l’atmosphère nébuleuse d’un long déphasage. Ses héros en exil se calfeutrent en eux-mêmes, ou s’absorbent dans le halo indéchiffrable d’un néon au bord de la fenêtre écran d’un hôtel de luxe.    Pour le poète Robert Frost, « pœtry is what gets lost in translation  »… Mais reste t’il quelque chose à traduire lorsque tout ce qu’un étranger attend de vous est que vous fassiez la promotion d’un whisky ? Bill Murray et Scarlett Johansson font donc profil bas. Et le vestiaire suit : à peine une petite culotte ou une perruque rose poudré pour provoquer l’érotisme ou signifier la fête, sinon la ligne nette d’un petit manteau sombre APC pour poindre dans la foule_ avant de disparaitre… Quelques années plus tard, les jeunes gens emmenés par la maison Gucci elle même reprise avec faste et fracas baroque par Alessandro Michele, erreront à leur tour dans toutes les villes du monde pour les campagnes de la marque, mais cette fois dans des atours à l’éclectisme hautement bigarré : autre tournant post-moderne, ou la désorientation en forme de retraite minimale vire à l’affolement (mélancolique) de tous les langages.

K

Klein Calvin (1942 - )   

Exemple type du ready-to-wear américain, pratique et minimal jusqu’à toucher une forme de radicalité, sexy et provocateur dans sa communication. La marque Calvin Klein s’impose depuis les années 80 comme l’industrie magique du corps rêvé de la jeunesse, une fabrique icônique qui aura très tôt imposé le corps forever teenage, svelte, glabre et poli de Kate Moss comme le modèle du siècle. La saison promue par CK est donc celle d’un unique printemps, chahuté par l’hyper individu new-yorkais, self-made man or woman et machine célibataire n’interagissant avec un groupe que sur un mode essentiellement sexuel; un printemps érotique et actif, athlète mais en salle, urbain et climatisé.

K-way

Modèle contemporain du vêtement qui opère un retour heureux à la mode, phénix de ces bois, le K-way est avant tout l’idée d’une matière et d’une forme efficace, utile et nécessaire, conçu dans les années 50. Comme la capote militaire redessinée par Paul Poiret en 1914 ou les uniformes de Cardin, Courrèges et Balenciaga pour les belles des flottes aéroportées nationales, il répond à une question d’époque. Le K-way est un vêtement de pluie, imperméable, synthétique, léger, hygiénique, qui a pour particularité d’être son propre contenant et étui : ainsi replié dans l’une de ses poches, il disparait, comme une fleur non éclose. Il peut encore être porté en « banane » autour de la ceinture ou de façon plus explicite, en bandoulière, façon colt. L’apparaître dans une noble simplicité sportswear, reste le maître mot, fusse-t-il normcore. Décliné dans de multiples couleurs, il est sujet à la variation et à l’idée d’une consommation singularisée ou élective.

KHOL

L’acronyme de Kering, Hermès, l’Oréal, LVMH désigne la puissance financière des groupements industriels du luxe français.

L

Lee Edelkoort

Monument de la tendance et des prophéties colorées fondé en 1950, la montagne sacrée aura nombre de fois déclamé la mort de l’art, de la mode, de la vie. L’émergence des bureaux de tendances est, dans les années 70 et 80, le signe de l’externalisation du design des secteurs de l’industrie du vêtement et du textile. La place du designer ou du styliste est équivoque et fragile, pour les systèmes puissants et déjà globalisés de la production manufacturière. Il faut donc des oracles aussi certains qu’idéologues pour diriger les tendances et goûts des capitaines d’industries. Les bureaux de style et des modes de vie s’ouvrent alors, et à Paris notamment. Une reine est née, qui rassure les inquiets de leurs succès et infortunes, qui labellise l’ad hoc, qui néologise le futur…

Contrairement aux idées reçues, la tendance n’oriente jamais la mode même, mais plutôt les déclinaisons cosmétiques et mass-market de créations radicales ou nouvelles déjà émergées. Le bureau de style spraie donc ou diffuse ce goût, en une fragrance digérée et faite d’échos d’un présent passé. « easy, breathy, beautiful »

Londres (fashion week-end)

Au 18 septembre 2018, à Londres, ont défilé entre autres : Port 1961, Gareth Pugh, House of Holland, J W Anderson, Mary Katrantzou, Simone Rocha, Roland Mouret, Christopher Kane, Burberry, MM6 Maison Margiela…

M

Marseille

De Mallemort en Lubéron à Paris et de Paris à Marseille, de l’hiver froid raconté par sa première collection à l’hiver chaud du Souk marocain de son dernier défilé en 2018 - où les filles ondulaient en djellabas et longues jupes fluides, parées d’escarpins à brides langoureusement ouverts - Simon Porte Jaquemus opère une petite révolution climatique au sein du prêt-à-porter féminin français, plutôt porté par la morgue rêche et bleu-noire de la Parisienne, sa silhouette perpétuellement automnale sous un ciel gris urbain. Mais il y a Paris et la Province, Paris et la Provence, le grand Sud bleu blanc ocre. L’autre carte postale susceptible de séduire et rayonner de par le monde. Réchauffement ? Comme le clame le créateur lui-même sur son compte instagram : « I want only share sunshine with you all. »

Maroc

Puis en 2018, Simon Porte se réfugie dans le doux hiver marocain pour prolonger la béatitude d’une collection estivale. Or, dès les années 60 Yves Saint Laurent, grand couturier français né à Oran, s’installe à Marrakech avec Pierre Bergé, et y retourne toute sa vie pour dessiner ses collections, à l’abris des fureurs et des cycles du monde. Marrakech est pour Saint Laurent un ilot, un tapis, un jardin clos, un musée. Foucault dirait une hétérotopie. Le créateur vaque en son palais, entre éden et enfer opiacé, en compagnie d’une bohème décadente : Paul et Talitha Getty, Loulou, Marianne, Mick… Les turbans, les caftans, l’avalanche de bijoux berbères et d’argent, les perles de bois et les voiles, le raphia ou l’or, les couleurs stridentes et profondes… sont une Afrique et un Orient imaginaires, contes plutôt que contrées.

Megève

Analogue hivernal aux villégiatures balnéaires, ce village pittoresque est une station juchée sur un flanc rocheux, dédiée aux pratiques alpines et aux joies neigeuses. Deux fameuses boutiques distribuent les atours d’une pratique sportswear chic, AAllard (depuis 1926) et la maison Hermès (depuis 1950). Les articles, fuseaux, doudounes, accessoires, pulls, gants et autres fourrures… Relatent une allure technique et sportive, facile et confort comme le maillot une pièce l’est.   

Voir Saint Tropez, Biarritz, Cannes.

Milan (fashion week-end)

Au 24 septembre 2018, à Milan, ont défilé entre autres : Versus Versace, Jil Sander, Moncler 2 1952, Max Mara, Fendi, Etro, Prada, Moschino, Emporio Armani, Roberto Cavalli, Versace, Salvatore Ferragamo, Missoni, Marni, Giorgio Armani, Dolce & Gabbana…     

Minimal

C’est la mode d’Helmut Lang à Jil Sander et notamment Raf Simons. Des créateurs qui auront proposé des allures aux volumes simples, réduisant la couleur au bloc ou la radicalisant, structurant la ligne claire d’une silhouette sans ennoblissement et dans les limites postmodernes, crêtes acerbes et sculpturales. Minimalistes, aussi, en réponse aux exubérants et généreux prédécesseurs de la décennie 80. On peut noter que ce retour à la simplicité minimale, celle tant rêvée par les modernes modernes trouva des échos favorables dans les formes et formats sans symbole ni trop plein ornemental des robes et vêtements dessinés par les auteurs tel que Lanvin, Fortuny, Patou, Chanel … qui auront fabriqué la tenue minimum en leur temps.

Minimum

Maillot de bain porté sur les îles d’Héliopolis non loin d’Hyères, petit triangle d’étoffe accroché par un cordon qui couvre a minima la nudité des naturel.le.s insulaires.

N

Nanotechnologie (Micromégas ?)

Du macro au micro, de la fibre à l’algorithme, le vestiaire techno explore les possibles de l’hyper enveloppe, armure intelligente et thermorégulée, protectrice voire auto soignante. Nano comme l’optimisation radicale d’une seconde peau, qui donne à son porteur le sentiment d’être le géant génial et quasi ataraxique d’un monde facile et acquis. Ici, l’industrie est le volcan d’Héphaïstos, Nike lab en sa demeure.

New York (fashion week-end)

Au 14 septembre 2018, à New York, ont défilé entre autres : Tom Ford, Jeremy Scott, Eckhaus Latta, Longchamp, Boss, Mickæl Kors, Rodarte, Calvin Klein, Coach 1941, Marc Jacobs.

Nature 2

Depuis Jean Jacques Rousseau la forme d’une nature originelle perdue demande à l’homme social de considérer la politique comme l’éducation selon la vertu d’une grande morale systémique : celle du bon sens et de l’inventivité sensible. Nature comme point de départ et de chute pour l’être contemporain, qui, sans autre fard, va vers l’apocalypse. De catastrophe en catastrophe, la nature c’est le loupé ontologique-écologique. Joyeuse fin ?

O

Out

Voir In

P

Paris (fashion week)

Si les marques emmenées par KHOL vertèbrent le luxe mondial, à Paris défilent l’alpha et l’omega des maisons de la couture et du prêt-à-porter. Le calendrier organisé par la Fédération donne le vertige : chaque créneau, comme pour un rendez-vous chez un ophtalmologiste ou un chirurgien courus, est bataillé, chaque voisinage surveillé voire agilement chipé à sa voisine décadente. La semaine de la mode parisienne incarne à elle seule les enjeux comme les combats d’influences des grands groupes. Ainsi, en septembre 2018, l’arrivée d’Hedi Slimane, chez Céline comme chez LVMH, aura été honorée d’un créneau inédit. Dans le même temps chez Kering, Gucci en cette belle saison était française et non plus italienne, YSL dansait sur l’eau et Balenciaga turbinait un set de défilé explosif et apocalyptique avec Jon Rafman. Puissance contre puissance, à Paris, pour une fois, plusieurs centres se font concurrence. Les empereurs marchands ne dorment pas.

Patou Jean (1887-1936)

L’instigateur du parfum Joy, fragrance aux mille fleurs promue à l’époque comme étant la plus chère du monde, Jean Patou est d’abord un couturier qui dessine au début du vingtième siècle un art de vivre casual chic et des pièces émanant d’un sportswear de classe internationale : le vêtement féminin est simplifié dans la forme, fluide et lisse dans le choix des textiles. Nul excès de broderies ou de matières ne viennent troubler l’allure : la taille est dégagée et droite, la séduction libre comme témoignant d’une existence facile. Patou    apprécie la souplesse du jersey ; il propose aussi très tôt des lignes exclusivement dédiées aux activités sportives et de plein air, et habillera ainsi la championne Suzanne Lenglen. Qu’il s’agisse de partir en croisière à New York ou d’égayer ses jambes dans le cadre d’une partie de tennis à Deauville, les modèles choisis par Patou, aux carrures athlétiques, parlent autant à la cliente américaine émancipée qu’à la garçonne européenne des années folles. Déjà revisitée par Karl L., l’annonce de l’arrivée de Guillaume Henry à la maison Patou, en septembre 2018, par l’entremise du groupe LVMH, réouvre le patrimoine efficace et galant de cet élégant parisien.

Plage

C’est dans l’air vif des plages de la normandie Belle Époque où l’élite commence timidement d’exprimer un corps, que Gabrielle Chanel pose les bases de ce que sera l’allure moderne : débrouillée sinon sportive, libre, nette. C’est donc une plage que met en scène la maison Chanel pour la belle saison 2019 à venir, son directeur artistique at large Karl Lagerfeld ne cessant de réinvestir l’histoire de Gabrielle afin de mythifier la femme et son vestiaire. Sous la nef industrielle du grand palais parisien toujours, les dunes et le mouvement des vagues en vrai, la pittoresque paillote comme si vous y étiez, et les déclinaisons printanières du célèbre tailleur en tweed vaquant aussi nonchalamment qu’il leur est possible. Dans le fond, on n’a pas osé imprimer le dessin de la côte en 3 D mais qu’importe, le budget reste digne d’un péplum hollywoodien. Gabrielle aimait mêler le vrai et le toc dans les bijoux qu’elle arborait, manière de moquer la bourgeoise traditionnelle lorsqu’on l’instituait comme aimable coffre fort d’un mari… S’émerveillerait-elle aujourd’hui du kitsch manifeste des défilés Chanel actuels, au-delà de leur démonstration de pouvoir ? Adieu désinvolture et trouvailles de la plage, bonjour grandiloquence maquillée des récits marchands post mortem.

Promenade

« Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c’était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. »

Marcel Proust - Le Côté de Guermantes - À la Recherche du Temps perdu III -    page 136 - Folio classique

Prêt-à-porter

Ready-to-go ? Énoncé à New York il a quelques saisons, le « See now, buy now » aura dit la volonté américaine de dérober une certaine hégémonie européenne liée à d’antiques traditions du luxe. Cette proposition aura ainsi voulu révolutionner la conception et la diffusion du prêt-à-porter contemporain, possiblement consommable dans le hic et nunc de son dévoilement médiatique. Or c’était oublier les réalités incompressibles de la chaine manufacturière, ses matières, formes et standards réglés au métronome… Et les temporalités troubles du désir lui-même, qui projette, attend, rêve, diffère.

Voir Eshop et Retail

Q

Quiproquo

On ne porte pas un jean boyfriend pour être plus à son aise, et cette pièce, à l’ampleur calculée au cordeau comme témérairement ajustée sur les hanches, ne saurait être en rien celle que l’on emprunterait à un compagnon, par sympathie et paresse.

On ne glisse pas une chaussette de tennis dans une sandale compensée à talon très haut, on n’arbore pas un manteau XXL constitué de cinq pardessus (des)accordés les uns aux autres,    simplement parce que l’on n’a pas su choisir et qu’il fait quand même froid.

Le moche, pour reprendre un mot sardonique de Loic Prigent, n’est peut-être que la quête effarée d’un nouveau glamour. Et la mode une comédie des erreurs, des malentendus,    de contretemps_orchestrés avec une extrême précision. Dans un pan contemporain, de Gucci à Balenciaga, le jeu aura aussi été de désarmer par quiproquo choisis et frontaux.   

R

Redoux-regain

« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. »

Harmonie du soir, Charles Baudelaire, Les fleurs du mal (1857).

Retail

Science de l’ordre et du désir assouvi, la vente au détail présente, démontre, distribue. L’activité a pris un essor démentiel. Dépassant le simple fait d’étaler les produits et denrées vestimentaires, elle devient le prisme d’une « expérience client », et d’une spectacularisation, en miroir, de l’attrait individuel pour la chose. Le retail est désormais la somme des percepts vécus mais aussi produits dans la boutique, et de ses effets depuis l’entrée en magasin sur le client. De là, découle l’art des variations du même produit, pensé en amont par un marketing habile, l’art aussi de placer et déplacer ce « Même » pour lui donner le baume du nouveau, l’art enfin de sublimer un mode de vie plié, empilé et porté sur des socles et stèles dédiés. Bref, tout pour la    boutique.   

Voir Eshop

S

Saison 1

Lorsque les étals devinrent aussi gourmands qu’avares, la belle nouveauté, l’article du désir, s’est désynchronisé de l’air du temps le vrai, frais ou chaud. La logique carnassière du retail, des soldes, les blockchains de l’hyper-industrie, l’ultra géographisation post mondiale… Et la doudoune comme le bikini se sont vendus en même temps dans les mêmes endroits, sur toute la surface du globe. Las, chaque collection réalisait finalement le devenir mode : cet être permanent d’impermanence.   

Stylométrie,

« subst. fém.,ling. Science qui utilise les statistiques pour l'étude du style (supra II A). On peut mesurer le lexique et la syntaxe d'un style (…). La stylométrie usera de tous les moyens de mesurer : on pourra compter, calculer, faire des analyses factorielles, des prévisions statistiques, des comparaisons, (…) son objet global demeure cette propriété de l'ensemble sur laquelle s'exerce finalement le jugement esthétique (J.-M. Zembds Rech. de styl., Nancy, C.R.A.L., 1967, p. 36).

Homon. style2. Étymol. et Hist. A. Ca 1290 estile « manière d'agir » (Gautier de Bibbesworth, Traité sur la lang. fr., éd. A. Owen, 278); ca 1350 stile (Gilles le Muisit, Poésies, I, 125 ds T.-L.); ca 1480 selon son stille « à sa manière » (Myst. Viel Test., 43204, éd. J. de Rothschild, t. 5, p. 295); 1540 changer le stille de sa vie « changer de manière de vivre » »

Fragment extrait du dictionnaire CNRTL

http ://www.cnrtl.fr/definition/stylométrie

Saint Tropez (voir Megève, Monaco, Miami)

Toute station balnéaire ou thermale est un salon mondain orné de petites cages dorées, de tableaux miniatures esquissés par un Huysmans. Là, les oiseaux rares et migrateurs, viennent le temps d’un vol léger, les plumes lissées, flâner. En ces lieux rituels paradent de concert les oies blanches, les cigognes noires et les grives, mais aussi les tortues joaillières et les vénus en fourrures, promenades ou catwalks en décors naturels. La plage comme les vagues ici sont vraies; nul subterfuge sinon celui chirurgical des fards déposés au dessus et au dessous des becs et museaux, masques pour selfies où l’anti UV est banni.

Smoking

« Le smoking pour une femme est une vêtement de base du soir qui sera toujours à la mode. C’est une valeur sûre, qui n’a pas d’époque, pas de saison. »

Yves Saint Laurent

Soldes

Quand l’objet du désir redevient manufacturé, et sa valeur ratiboisée aux moments des fins de collection.

Quand on s’arrache à l’ouverture de certaines journées dédiées les fringues, oripeaux, frusques et autres mauvaises affaires, mais que l’achat se veut prise de guerre, que l’attrait du paraître est un match capital, entre rapine et rapt, un acte soudard.

Sold out, c’est l’écoulement des stocks dans leurs totalités, la joie rêvée et impossible du magasinier ! La belle volonté de l’entrepôt d’être solde de tout compte selon l’expression consacrée. Mais le vêtement soldé qui demeure en boutique, ne devient-il pas, ultime renversement, un élu possible au panthéon du vintage ?

T

Thermorégulation (voir Andropause)

Qu’il s’agisse de soie, de laine, ou des microfibres nouvelles de l’industrie textile, un enjeu de taille, et une alternative à la peau tannée de bête à longs poils, aura été de créer des surfaces où la circulation calorifique, son gain ou sa retenue, soient efficaces, pour qu’alors la frêle carcasse humaine ne soit plus l’esclave des frimats, des canicules, ou sujette aux sudations indues. Du chaud au froid, la grande quête textile vise la dimension confortable d’une thermorégulation.

« Ciel ! Ma polaire ! ? Ou est ma polaire ? » Note de l’auteur

U

Usage

Du jardin à l’usine le vêtement fonctionnel, workwear mais pas seulement, l’uniforme utile en somme_le bleu, le rouge, le jaune, en tissage et en maille… Ne s’éprend jamais des modes. Cette espèce vestimentaire est plus encline aux ennoblissements techniques, aux renforts optimisés, à l’ajout de technologie. Avec elle on entre dans la saison moderne des arts appliqués, leurs déclinaisons et leurs usages, d’évolutions post Darwin en révolutions, numérique incluse.

Uchronie

« Ce pourrait être le début d’une prise de conscience, mais cette réminiscence s’étiole et disparaît, absorbée par le trop-plein de réalité de la rue de Rivoli à la pause-déjeuner et à l’heure des soldes d’hiver. Ce n’est pas le bon jour pour un mort vivant. La ville est saturée de flux frénétiques tandis que Charles, non pas le poète maudit mais le zombi amorphe, dégueule lentement, dans un borborygme pénible, (…). Bien entendu, il dégoûte et effraie les riverains hyper-mobiles de la grande ville moderne, qui ne le voient que d’un œil et ne le tancent que d’un soupir. Pourquoi se soucier de ce miséreux alors que, partout autour d’eux, les attendent les marchandises fétiches et la fantasmagorie ? »

Eric Chauvier, Le revenant, Edition Allia, 2018, p.27

V

Vreeland Diana

Spécimen rare d’oiseau exotique, plumage bigarré, bec picassien, ramage résolument moderniste. En réalité, éditrice et rédactrice de mode légendaire, qui aura transcendé sa laideur par un sens suraigu et fantasque du style dans tous ses états. On doit à Vreeland les éditos les plus chers de la presse mode (Harper’s bazaar, Vogue). Sous sa directive, les équipes constituées des plus grands photographes (Avedon, Bailey, Klein, Penn) et des mannequins les plus impressionnants (Veruschka) prennent systématiquement l’avion vers des contrées lointaines. L’important n’est pas la robe en elle-même mais ce que l’on fait avec, rappelle Vreeland en substance. Plus les paysages et les conditions seront extrêmes, plus la fille et l’allure seront une ivresse spectaculaire. Les saisons ne sauraient donc être un cadre tiède : l’hiver est un sommet montagneux immaculé au Japon, et le manteau une débauche superlative de fourrures ; l’été une pyramide, un temple grec ou une architecture troglodyte turque inondés d’or et de soleil, afin que claque dans ses plus belles couleurs un    voile imprimé Pucci. Vreeland porte l’idée du style comme l’émanation d’un déplacement climatique et d’un voyage, comme une rencontre heureuse mais aussi une conquête très protégée, du divers.

Vitrine

La vitrine est l’apanage des saisons, le temps retrouvé, l’ici et maintenant de la collection mise en service, sans anticipation ni retard. La vitrine, c’est le hic et nunc de la mode. Lieu d’une présence dont l’évidence ne fait pas défaut. C’est la devanture achalandée qui est promesse de joie. Tabernacle des tabernacles, un présentisme pour reprendre la fameuse pensée de François Hartog, un régime de temporalité encapsulé et paradoxalement ouvert sur le monde, par de vers la vitre transparente. Le roulement des quatre saisons s’y assure, le déroulement des plans de collections aussi. À grand renfort de socles et de décors, cette grande horlogère est aussi menteuse qu’enjôleuse.

W

Walter Benjamin

(paris capitale de la mode)

Si Walter Benjamin théorise la vie moderne, la capitale de la mode et les passages dans le même laboratoire lutecien, c’est qu’à ce moment précis sont réunis là les pointes saillantes d’une existence nouvelle dont Charles Baudelaire dépliait malicieusement quelques décennies auparavant, en étoile errante, de poétique en piques critiques les thèmes de cet art de vivre. De la foule à la reproductibilité, de la vitesse à l’oubli, de la beauté au dégout, Paris la ville personna, est réceptacle, calice et alambic.   

« La discordance de la cité préhaussmanienne était étriquée, sombre, incertaine et piteusement émotionnelle. Avec le tracé des grands axes, Charles comprend que Paris est désormais un bain de multitude, une expérience dominée par l’anonymat, permettant à chacun d’observer ses contemporains afin d’en retirer un contentement esthétique, un voyage immobile et vaguement transgressif. »

Eric Chauvier, Le revenant, Edition Allia, 2018, p.28

Webzine, digital magazine

Longtemps le magazine de mode édité, imprimé, périodique, depuis le Mercure Galant jusqu’aux Vogue actuels, suscitait l’époque et sa convoitise. Aujourd’hui sa version web, ou plateforme digitale, ouvre un espace perméable au flux comme à l’air du temps sans ses fluctuations les plus fines; un espace permanent susceptible encore, de s’adonner aux joies du son et de l’image mouvement, lorsque les artistes et les photographes s’accaparent ces derniers pour explorer la mode comme narration et évènement étendus. Le webzine étire les limites, s’arroge une insolente versatilité dans le choix de ses annonceurs et ses partenariats. Now or never. L’objet papier tremble désormais sur ses bases. Et développe en réaction une temporalité nécessairement plus longue, moins synchrone, plus arrêtée dans ses choix et ses prescriptions : un retard, une mémoire… Critique ? Osons le mot.

Pendant ce temps, tous les smartphones de la planète tressautent à chaque minute pour saluer l’apparition d’une petite image carrée : billet, humeur ou séduisant papillon. Bien plus encore que le Webzine, Instagram cristallise pour la mode l’idée d’une communauté agissante et désirante, et une puissance d’attraction continue. La pluie et le beau temps, now and ever, anytime.

Winter

« Winter is coming. »

Ned Starkin, A song of ice and fire, George R. R. Martin, 1996

X

Xennials - Génération géniale

Chaque génération, à l’ère marketing, semble avoir son appellation spécifique, AOC du cadre politico-culturel dans lequel la génération grandit. En ce sens, Xennial correspond à la tranche humaine née entre 1975 et 1985 et constitue ce bloc particulier qui voit l’émergence quotidienne de la question de l’information, de l’accès et du flux, de la boite mail et de Facebook, des consoles et des téléphones portatifs… Autant dire de la préhistoire de l’hyper contemporain. Agile à se saisir de cette modernité, mais distinguant encore un fer à repasser d’un marteau, une vache d’un mouton, le Xennial est un point de jonction entre l’ancien et le nouveau monde.

Viendront ensuite les Millenials, ceux qui naissent peu avant ou pendant le bug de l’an 2000 : génération acquise à l’internet, à la pluralité et l’instantanéité maximum, à l’effondrement des deux tours et au seapunk, mais qui ne nait pas pour autant avec le tout smartphone tactile et ses « appli ». Les bébé post Millenials eux savent scroller sur un écran tactile in utero.

Les Millenials, ces ringards…     

Alors, le marketing, stratège dans la multiplication des petits pains, use de la compréhension de ces origines respectives et générationnelles pour attraper le bedeau - rendant le temps retrouvé vomitif. Le marketing est mort… vive les bureaux de style…

Y

Y a t-il un pilote dans l’avion ?

Le réchauffement climatique pose cette question d’une gouvernance du monde, et de la naïveté de l’humain à s’en croire le maître et possesseur. La terre en réalité tourne, indifférente à l’état d’angoisse coupable de son locataire.

Yacht

N’accoster sur les rives d’aucun pays si on le souhaite, envoyer ses sbires se mêler à la population locale en cas de nécessité extrême. Choisir son eau, sa température, son air, son panorama. Afficher sa morgue sans risque de retour. Sur le pont : fourreau cocktail les grands soirs, bikini éternel par mer calme, et short, chino, pantalon corsaire; un vestiaire croisière chic et sportswear étudié pour maintenir la température du corps au mépris des aléas du temps, protection anti-UV optimum_ protection tout court.

Yeye

De Johnny à Sylvie, l’époque adoube le blue jean pour tous, la mini jupe, la robe trois trous, les imprimés graphiques et les collants nylon color block, sinon les jambes nues. Une liberté du bassin, des genoux et des bras, lachée dans des torsions activistes s’accorde au rythme du Yéyé. La mode et la musique proposent un art de vivre de la jeunesse, émancipée ou en passe de gagner ce droit. L’allure classique, post post post Coco, celle de maman, reste toutefois persistante chez une Sheila.

Z

Zoo

La mode proposée par Rick Owens et sa compagne sorcière Michèle Lamy est un bestiaire dystopique à la grande force d’imaginaire. Les formes extensives, les parures sans anthropomorphisme ou sans physiologie correcte, dessinent un vestiaire en rupture avec la symétrie sagitale. Les corps comme les textiles fusionnent pour devenir zombie, chat écorcé racé, grue au désir éruptif, beau poulain transgressif. Dans ce panorama d’apocalypse, les animaux sauvages d’Owens s’exhibent encore sous serre ; Zoon logon ekon dont le vêtement est le mot le plus sûr.   

https ://www.modespratiques.fr/numeacutero-3.html