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Expositions -> Petits espaces

11/2018 Temple lancement #6Petits espaces

Temple Magazine – novembre 2018

Un certain goût de polythéisme

Ce qui est beau, avec le polythéisme, c’est la manufacture joyeuse d’un panthéon, aussi précis que crétin, aussi savant que simplet d’un ensemble de formes et formats qui s’agrègent et qui, circulant autour de l’auteur qui les collectionne, ces belles monstruosités, ces électives divinités, construisent un paysage transversal, une ligne de crête singulière. Sans hiérarchie particulière, les objets croisent les images, les matières deviennent sujets, les genres, s’il l’on peut encore les nommer sans fabriquer de sous catégories et déclinaisons forcées. Ces «  choses  », donc, gravitent et se métamorphosent pour définir, bien que le terme soit galvaudé, «  un art de vivre  », un écho sans narcisse, d’une pratique actuelle que nous proposons ici ; celles des glissements et des vertébrations ouvertes. Tout est dit.

Mais alors, en ce Temple dédié, l’auteur, pour ne pas dire l’artiste, l’ensemblier, le set designer, le photographe, l’illustrateur, le commissaire, le peintre, le sculpteur, le styliste est persona coquin, acteur d’une pratique multiple évoquée auparavant, traversé d’une pluralité de gestes et de savoir-faire, volontairement sans nature dominante, il est animé par l’envie de produire, non pas seulement l’air du temps, mais l’alchimie des assemblages. Chacun étant l’un puis l’autre, l’un et l’autre, déterminant finalement ce qui semble être à régler  : sa position. Un fine tuning  ?

Ce Temple est bâti, sur la nature ouverte de la matière, de son énergie prolixe, d’un engagement par les bords, à la grâce et la merci du maître des labilités. De quoi renouveler certains frontispices et faire siffler amoureusement les muses punks, gentiment transgressives, d’une origine retrouvée de toute chose dans un jus local. Ce bâtiment est décoratif, ornemental et premier - nous y reviendrons. Faire, ici, est l’objet. Et de trouver les bons moyens, plastiques et énergiques, sans préconception ni primat hylémorphique de la forme sur la matière inerte. Fine process  ? Oui.

Et si l’on considère le Temple comme un art de vivre, comme la manière, de fixer pour un temps, dans le sérieux comme dans la pantomime, dans l’analogique comme dans le software, des milieux antagonistes, on comprendra finalement que ce qui fait le sel et le divin, c’est la mode. Grande déesse des changements et des exclusifs. Mais attention, passez l’astuce, ce n’est pas celle des vestiaires et des vêtures, cette mode dont Temple parle est celle qui définie, polymorphe, toute qualité aux choses, maîtresse des élégances et des environnements, jouisseuse des irruptions et des continuités  : belle Athéna Niké.

«  Pattern and decoration  » dit du groupe qui influence crûment la biennale de Venise en 1979. Memphis et d’autres voient, alors, dans ce mouvement d’artistes émancipés d’un goût mesuré, les qualités comme l’autorisation à décrire et peindre des éléments ornementaux dans la saturation, la joie et les détournements les plus sensuels. Là, encore, motif et décoration, comme transgressivité simple. Mais pourquoi n’y avait-on pas pensé  ! Critique, de guerre lasse oui, badinage crade, bien sûr, éloquente et proximique fussent-elles rudes, oui encore. Là, chez «  P&D  », les objets mobiliers sont picturaux fakes, les tableaux sont des imprimés jetés, encore, le rejeu des matériaux excédent les médiums… Un panthéon épris de local et de global, aux morphismes toujours plus agiles. Ici, l’éditorial Temple monte les abords d’une série similaire de murs aux vitraux polychromes, d’une lanterne magique en forme d’hétérogène qui dit «  les formes changées en nouveaux corps  », réponse sans question à «  P&D  ». Loin du monomoderne, l’éloge de son contraire.

Des corps mous et inertes, des croyants, des badauds, des fidèles, ce lectorat accompli doit se saisir du panthéon ainsi constitué qui relate le plaisir des écarts, qui d’Ovide à Ballard, de l’informe à l’exforme dessine en décloisonnant le regard terrible et pourtant pugnace d’un classicisme moderne. Mais alors, croyants, adeptes, fidèles, ce qui se donne à voir ici, certes pense son public, mais sans précaution d’usage, demandant à chacun de mettre une combinaison de chantier et de parcourir comme de déplier ces collages sauvages, au risque d’éclaboussures. Quoi, un dégoût  ? N’y revenons pas. Du goût pour le trop, le coulissant, le refait, l’hyper et le tendu.

«  Temple est panthéon, Panthéon est temple  », synonymie réelle et principe de vase communicant, encore et enfin comme une figure analogue à la culture numérique - tant dans ses formes que ses référents - de notre contemporain, celui dont on se plaît à se plaindre. Le «  plurivers  » associe alors sans feindre les amalgames et les associations libres. La matière numérique, elle, ductile et grasse, sans format, se cristallise, dans un écoulement bachelardien. Du flux médiatique ? D’un son, poétique sans doute, dans une perspective baudelairienne, de celle qui parachève la diversité du grand plaisir d’un Parnasse complexe donc manifestement incomplet.

Mathieu Buard,

Paris,

novembre 2018

12/2017 Inbox Antoine CarbonnePetits espaces

Smooth arouser, l’œil fontaine.

« Rodolphe ne saisissait pas le sens de tout ceci. Mais une fois qu’il eut bien observé les scènes de ce vert paysage, il pensa que, si ce n’était pas la dame qu’il avait secourue dans les bois que l’auteur de cette tapisserie avait représentée sous les traits de la jeune femme, il ne pouvait s’agir que de sa sœur jumelle. 1 »

Là, dans cette perspective atmosphérique, pliée en trois pans, où des cieux d’aube et d’aurore, sans conteste ovidiens, indistinctement, constituent le dehors, il est question de mise en orbite. Le cadre velouté, l’espace creux, la parade des volutes gazeuses annoncent un commencement théâtral, extatique. Dramaturgie baroque du regard où, ce qui est scruté comme ce qui scrute, offert l’un à l’autre, l’un pour l’autre surtout, rejoue une scène, sans démordre, mème ininterrompu, modèle d’une constellation bien ordonnée qui déroule la mécanique de ses astres en miroir, indéfiniment, sans jamais parvenir à la stase d’une satisfaction ; l’orgasme manqué.

A priori, ici, nulle fontaine ni source d’abondance, plutôt trois stations orbitales. La paupière vibrante, palpitante mais close, qui occulte le visible, et bien qu’empêché de l’instant se produit sur le fond de l’œil une fantaisie érotique, cinémascope fractal ou polyptique frontal de souvenirs et futurs tout à la fois synchronisés, les tableaux. Ailleurs, la paupière étirée, le voyeur s’exerce, du beau milieu de l’iris, insatiable et scrutateur, scalpel intraitable qui détaille sans fin, à la recherche d’une réponse perdue, à terre. Enfin, mouillée, lacrymale, miroir du monde, la paupière molle, la vision s’exerce comme un reflet, ni seulement narcisse ni complet contentement mais peut être révélation métaphysique. L’œil se dresse et flotte, sans patience, il n’est pas seul. L’autre de la représentation, qui parfait un monde plat, polythéiste et réversible, est là. L’écran transparent et Janus de la caméra agile, double dangereux, rival.

Antoine Carbonne peint un monde de projections douces, phantasmes diffusés et traduits et visions éblouies, spectacle fluide du statut de l’image, de sa pluralité, érotique surement, mais surtout volatile, de celle qui gravite, circule et fuite ; de celle qui s’oublie, numérique et fugitive, mais que la peinture comme la toile retiennent, dominatrices, reprennent, solidifient et hallucinent. Dans les sprays et les fluides picturaux, dans les traits soyeux et les matières tactiles, une série de fragments de corps répondent à la lancinante question du désir, spectral. Trois yeux, quatre femmes. Pulsion scopique sur pulsion tactile. La volonté affamée du voir joute contre tout, contre celle d’une volonté débordante du plaisir de faire. L’espace pictural engagé ici est une fontaine de jouvence, l’inlassable lieu d’une attraction, la source d’abondance coquine tirée d’un seul et même trait : le ruisseau pictural et charnel. La matière plastique, elle, érogène, vaporeuse et languide, s’énonce comme une fragrance et une fresque à la fois, homérique. Image dans et sur l’image, le regard s’abîme, cycliquement.

Dans ces verdures de nuages, la place du spectateur n’est autre que celle d’un satellite qui à distance, sans nulle doute voyeur à son heure, observe la tension magnétique de l’œil et de l’objet du désir, de la relation complexe qu’entretiennent la forme et la perception, la captation et l’impression. Inlassablement, l’histoire de l’œil se rejoue, au delà de la pulsion, c’est le niveau d’une résolution, une définition, une netteté d’affichage finalement comme une abstraction fabriquée, sans juge ni maître, que le peintre triture, plote dans ces quatre représentations érotisées autant que dans l’œil exorbité, photographe et écran. Ce fond de cieux d’Eden, pastorale en fresque, comme tout décor dit le monde, lui, c’est-à-dire qu’il décrit sans ambages mais avec douceur les relations d’entre les choses, et relativise la préciosité cassante des dialectiques trop exclusives : l’œil jouit, tant mieux, il n’est pas le seul.

« Qu’est le ruisseau, sinon le site gracieux où nous avons vu son eau s’enfuir sous l’ombrage des trembles, où nous avons vu se balancer ses herbes serpentines et frémir les joncs de ses îlots ? La berge fleurie où nous aimions à nous étendre au soleil (…) l’angle du rocher d’où la masse unie plonge en cascade et se brise en écume, la source bouillonnante, voilà ce qui dans est notre souvenir le ruisseau presque tout entier. 2 »

Mathieu Buard, décembre 2017.

1 William Morris, La Source au bout du monde, Editions aux Forges de Vulcain, 2016, p 81.

2 Elisée Reclus, L’histoire d’un ruisseau, Edition Babel Actes Sud, 1995, p 8.