Une brève histoire du libre (v1.2)
Des communautés hippies aux communautés virtuelles
La culture libre, tout comme l’informatique, puise ses origines dans l’évolution des communautés hippies au début des années soixante-dix. En effet, les valeurs de cette contre-culture et les théories cybernétiques de Norbert Wiener ou Marshall McLuhan ont bon nombre de points en commun. La quête spirituelle hippie qui cherche à élargir le champ de la conscience et à inventer de nouvelles manières de se lier aux autres — à travers les drogues psychédéliques par exemple — a trouvé une résonance dans les théories de village global→2→ 2 : Voir Marshall McLuhan, Understanding Media: The extensions of man (1964).
C’est par exemple avec l’emblématique Whole Earth Catalog de Steward Brand que commencent à se rencontrer contre-cultures et technologies numériques.
En effet, véritable préfiguration de ce que deviendra l’internet, le Whole Earth Catalog propose un ensemble de références théoriques, techniques et pratiques destiné à un mode de vie créatif et autosuffisant. Chaque nouvelle édition du catalogue était augmenté de commentaires, suggestions et remarques de ses lecteurs. Vêtements, livres, graines y étaient catalogués, mais aussi des références scientifiques et technologiques. Steward Brand considérait l’outil informatique comme un « nouveau LSD » dans le sens qu’il offrait autant de possibilités d’émancipation et d’ouverture de la conscience que les drogues psychédéliques. Brand a par la suite prolongé son projet avec le WELL, un espace de discussion numérique autour des contenus du Whole Earth Catalog, transposant ainsi l’esprit communautaire hippie vers des communautés numériques, fondées sur des principes d’ouverture, de partage, d’autonomie, de génération de liens sociaux et de production collective de biens communs.
L’esprit hacker
Le hacker, bien loin du cliché de l’informaticien malintentionné destructeur de système informatique (appelé cracker), est né dans à la fin des années cinquante au AI Lab du Massachusetts Institute of Technology (ou MIT) et désigne une personne qui a une approche créative de la technologie et qui prend plaisir à la bidouiller. On peut ainsi résumer l’éthique hacker :
L’information doit être libre…
Méfiez-vous de l’autorité — prônez la décentralisation…
Les hackers devraient être évalués au regard de leurs actions, et non pas en fonction de critères factices comme les diplômes, l’âge, l’origine ethnique ou la situation sociale…
Vous pouvez générer de l’art et de la beauté avec un ordinateur…
Les ordinateurs changeront votre vie pour le meilleurs. »→3→ 3 : Steven Levy, Hackers: Heroes of the Computer Revolution (1984), p.104
À cette époque et dans ce milieu, le partage de l’information était chose courante et le moindre programme créé était immédiatement partagé au reste de la communauté qui s’empressait de s’en emparer pour le modifier ou l’améliorer. Ils furent donc les premiers à soutenir que le code source d’un logiciel se devait d’être distribué sans restriction.
C’est sur ces bases qu’on été construits l’informatique, l’internet et la culture libre. Ainsi, beaucoup de géants actuels de l’informatique viennent de ce milieu, on y trouvait par exemple Steve Wozniak, co-fondateur d’Apple. Mais c’est aussi et surtout de cette communauté que sont apparus les figures importantes du libre et de l’open-source comme Linus Torvard, Eric Raymond ou Richard Stallman.
Richard Stallman
S’il est une figure indissociable du logiciel libre, c’est bien celle de Richard Stallman (connu aussi sous les initiales rms). D’abord ingénieur au MIT ou il développe l’éditeur de texte Emacs, il quitte son poste en 1984 suite à l’essoufflement de la communauté de hackers de l’université pour se consacrer au développement du système d’exploitation libre GNU, posant ainsi les bases de ce que deviendront les systèmes d’exploitation GNU/Linux.
Militant libriste radical, il fonde la Free Software Foundation en 1985, célèbre association qui lutte pour un informatique libre. Il est aussi l’auteur de la licence GNU/GPL et l’inventeur du principe du Copyleft. Une anecdote célébrissime dans le monde du libre est celle de l’imprimante Xerox :
Notre ancienne imprimante avait le même problème, mais l’ancienne était contrôlée par du logiciel libre, donc nous possédions le code source pour ce programme, et nous avons pu ajouter des fonctionnalités spéciales pour nous débrouiller avec ces problèmes.[...]
Avec la nouvelle imprimante, nous n’avons pas pu le faire car Xerox ne nous a pas donné le code source du programme, nous ne pouvions pas faire de changements dans le programme. Nous étions capables d’écrire ces fonctions mais nous étions bloqués volontairement par Xerox, nous étions prisonniers d’un logiciel qui a mal fonctionné pendant plusieurs années. [...] C’était dégueulasse. Un jour, j’ai entendu dire qu’un chercheur de l’université de Carnegie Mellon avait une copie du code source de ce programme. Plus tard je suis allé à Pittsburg, à son bureau, lui demander :
« Voulez-vous me donner une copie de ce programme ? »
Il m’a répondu :
« Non j’ai promis de ne pas vous le donner. »
La parole m’a manqué, je suis sorti sans dire un mot. Parce que je ne savais pas répondre à une telle action honteuse. C’était dommage pour le labo, car nous n’avons jamais reçu le code source de ce programme, nous ne pouvions jamais corriger les problèmes, et l’imprimante a mal fonctionné pendant toutes les années où nous l’avons utilisée. Pour moi, c’était une bonne chose, d’une manière paradoxale, parce que ce chercheur n’avait pas fait cela seulement à moi, il n’a pas refusé la coopération seulement à moi, parce qu’il l’a fait à vous aussi. »→4→ 4 : Richard Stallman, « Conférence donnée à l’Université Paris 8 à l’invitation de l’April », 10 novembre 1998 (http://www.linux-france.org/article/these/conf/stallman_199811.html)
Cet épisode intervient à une époque où se constitue une économie du logiciel et apparaît les premières clauses de confidentialité et le secret commercial dans l’écriture de logiciel. Beaucoup des hackers du MIT changèrent
ainsi leur fusil d’épaule, prenant conscience que leurs compétences avaient la possibilité de les rendre riches. Le partage du code source perdait donc des adeptes, et Richard Stallman était devenu « le dernier survivant d’une culture morte »→5→ 5 : Cité par Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre, Le Passager Clandestin, 2013. C’est après cela qu’il a fondé la Free Software Foundation et qu’il a commencé à consacrer la majorité de son temps à la défense et la promotion du logiciel libre.
Linus Torvalds et l’open source
Linus Torvalds est le programmeur à l’origine du noyau du système d’exploitation Linux en 1991. Noyau qui était la pièce manquante du projet GNU. Mais Linus Torvalds est aussi le symbole de la division qui s’est opéré dans le libre au milieu des années quatre-vingt-dix, séparant les militants du logiciel libre, que défend Richard Stallman aux partisans de l’open source dont Linus Torvalds fait partie. En effet, une bonne partie de sa génération de hackers n’étaient que peu intéressés par les valeurs de libertés qui étaient véhiculées par le mouvement du logiciel libre depuis ses débuts. Cette génération voyaient le partage des sources par son aspect pratique et efficace. Alors que Richard Stallman a initié le projet GNU pour faire perdurer les valeurs de liberté des hackers et dans un but social revendiqué, Linus Torvalds ne s’est lancé dans le développement de son noyau que « pour s’amuser ». Les partisans du logiciel libre considéraient hérétique l’utilisation de logiciels propriétaires tandis qu’ils n’étaient pas exclus dans l’autre camp s’ils étaient plus performants qu’un logiciel libre.
Le terme open source est d’abord apparu pour écarter la confusion qu’engendre le terme free software qui sous-entend à tord la gratuité (« free as in freedom »→6→ 6 : Sam Williams, Free as in freedom: Richard Stallman’s Crusade for Free Software, O’Reilly Media, 2002.). Il était un moyen d’attirer les entreprises informatiques à s’intéresser au logiciel libre. Mais ce terme, qui avait pour vocation d’édulcorer le mouvement libriste pour lui offrir des ouvertures commerciales mettait de côté la notion de liberté propre à ce milieu. Les représentants de l’open source, dont Linus Torvalds, souhaitaient ainsi « se débarrasser de l’attitude moralisatrice et belliqueuse qui avait été associé au logiciel libre par le passé, et en promouvoir l’idée uniquement sur une base pragmatique et par un raisonnement économique »→7→ 7 : Michael Tiemann, cité par Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre, Le Passager Clandestin, 2013 (p.63).
→ 11/05/2014 — Écrits personnels : 2 - Généralités du libre, 2.3 — Une brève histoire — Commenter