Rendre possible, un outil de recherche(v1.2)
La recherche dans le design graphique, tant formelle que théorique, tient un rôle fondamental. Elle permet d’avoir le recul nécessaire sur sa pratique et de défricher ce qui constituera les paradigmes de demain. Sans cette recherche, il est fort probable que le design graphique en viennent à produire des aberrations, notamment lorqu’il est question de pratiques basées sur des principes anciens appliqués à des supports récents. L’exemple de László Moholy-Nagy est éloquent :
« Des assiettes carrées seraient sans doute plus pratiques que des rondes car plus faciles à ranger. Mais les premières assiettes ayant été faites au tour, elles ont gardé ensuite leur forme ronde et ce malgré les nouvelles méthodes de coulage et de moulage qui permettent une totale liberté de forme »→1→ 1 : László Moholy-Nagy, Peinture photographie film, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p.256
Pour aller plus loin, le design graphique — en tant que pratique sociale — a la responsabilité de porter sa réflexion sur les modèles présents et future afin d’affirmer une production en adéquation avec les évolutions sociales, techniques, politiques et écologiques. C’est par la recherche et l’expérimentation que l’on peut rendre possible cette réflexion. Et comme nous rappelle Annick Lantenois sur la quatrième de couverture de son livre Le vertige du funambule (Co-éditions B42 & Cité du Design, 2010), il faut « que chaque acteur du design graphique accepte de sortir de son statut et de ses certitudes : s’aventurer dans l’inconnu ». C’est de cette manière que le designer graphique pourra revendiquer son statut d’auteur.
S’émanciper de la commande
C’est par l’émancipation de la commande que le designer graphique a la possibilité d’élaborer une pratique désintéressée et expérimentale. Il doit être libéré des contraintes économiques d’une part, et d’un regard vénal d’autre part. En effet, de la même manière que la recherche fondamentale dans le domaine des sciences, il est nécessaire que celle-ci soit libérée de toute entrave et que l’expérimentation soit produite sans aucun autre but qu’elle-même. C’est ainsi que seront envisageables des questionnements techniques, formels et théoriques essentiels à une bonne actualisation du design graphique. Enfin, cela est tout autant nécessaire à la capacité de produire des réponses justes à sensées face à des travaux commissionnés.
La recherche formelle
Pour une recherche formelle complète et débridée, le design graphique doit chercher à effacer les frontières, rentrer dans une logique de pluridisciplinarité. Il ne peut que lui être bénéfique d’y injecter des pratiques relevant de l’art, des sciences ou encore de l’ingénierie. C’est par la multiplicité des approches que l’expérimentation formelle prend toute sa force. Ceci est d’autant plus important qu’en retour, le design graphique est un domaine qui par définition est associé à d’autres champs.
Un autre point exprimant l’importance de la recherche formelle, c’est la question de la standardisation. En effet, un design graphique qui exclut la recherche devient un design graphique prolétaire, qui a perdu son savoir et son savoir-faire comme l’exprime Bernard Stiegler, reproduisant machinalement des paradigmes graphiques déjà bien trop ancrés par le biais du marketing et de la publicité. Et comme il a été vu précédemment, la standardisation graphique contribue à un appauvrissement culturel tant pour la discipline que pour ses récepteurs.
Expérimentation formelle et technique sont intrinsèquement liées. En effet, de nouveaux outils sont synonymes de nouvelles possibilités.
« De nouvelles découvertes, de nouvelles théories et de nouvelles méthodes de recherche scientifique ont produit de nouvelles applications technologiques dans tout les domaines de la production. L’électricité, le moteur à essence et le moteur diesel, l’avion, le cinéma, la photographie en couleur, la radio, la métallurgie, les nouveaux alliages, les plastiques, les matériaux stratifiés, toutes ces inventions allaient entraîner aussi, inévitablement, des modifications de design. »→2→ 2 : Ibid., p.253
Ainsi, ces « modifications du design » dont parle László Moholy-Nagy, pour être justes et responsables, doivent être au préalable expérimentées et les techniques en question interrogées, manipulées, bidouillées. L’arrivée de l’ordinateur au cours des années quatre-vingt, l’accès facilité à Internet et au web début quatre-vingt-dix ou la démocratisation des outils de programmation orientés art et design comme Processing au début des années 2000, constituent des exemples plus récents. Chacun a été — et est toujours — le terrain d’expérimentations pour de nombreux designers graphique désirant « s’aventurer dans l’inconnu ». →3→ 3 : Pour des exemples, se reporter à la partie 4.1 – La créativité technique
La recherche théorique
Les questions de pluridisciplinarité, de standardisation et d’interrogation sur la technique sont tout aussi importante dans la recherche théorique qu’elle le sont pour l’expérimentation formelle. Avoir un recul critique sur sa discipline engendre une pratique épanouie, responsable et réelle.
Pour ce faire, il doit être mis à la disposition du designer graphique des outils critiques multiples qui serviront de matériaux de base à la formation de sa propre vision de sa discipline. L’outil critique n’est que trop peu présent dans le design graphique, particulièrement dans le domaine francophone, malgré des initiatives remarquables comme celles de la maison d’édition B42, la revue Azimut ou la revue Graphisme en France. Mais c’est par la multiplicité et la contradiction des points de vue qu’il est possible d’avoir un aperçu général. Il est donc nécessaire que la critique du design graphique soit favorisée et sans cesse remise en question, ceci afin de créer des dissensus qui eux seuls sont à même de forger un esprit critique chez le designer graphique.→4→ 4 : Pour une liste non exhaustive de recherches critiques sur le design, se reporter à la bibliographie.
Bien sûr et heureusement, la recherche formelle et théorique s’entremêlent, l’un n’ayant pas de sens sans l’autre. Ou comme l’exprime Anthony Masure dans la Préface du recueil Secousses (Campus La Fonderie de l’Image, 2013) : « Cessons d’opposer la pratique et la théorie ; la théorie se pratique et une pratique non pensée ne conduit qu’à une « acceptation des limites [déjà] connues » ».
Ajoutons que cette posture de rendre possible est particulièrement applicable et nécessaire dans le domaine de l’éducation. En effet, l’école est le terrain indéal pour développer chez l’étudiant une attitude critique et expérimentale.
Nous verrons par la suite que la culture libre, de par sa forme ouverte et sa capacité d’appropriation, offre un formidable potentiel de recherche, tant formelle, que technique ou critique.
→ 17/05/2014 — Écrits personnels : 3 - Le design graphique, particularités, 3.4 — Rendre possible, particularités — Commenter