L’autonomie dans le travail (v1.0)
La culture libre tire sa volonté d’autonomie dans ses origines liées aux contres-cultures libertaires des années soixante, reliées par la culture hacker des années soixante-dix. L’autonomie dans le travail est maintenant une réalité dans la plupart des projets libres et est inhérente à cette culture.
Le processus de déprolétarisation évoqué par Bernard Stiegler est envisageable uniquement par une autonomisation du design graphique. Désirer se réapproprier les moyens de production, avoir une attitude créative et active par l’outil technique, à l’image du hacker, profitent à l’accomplissement personnel en ce sens que cette posture induit un état de création plutôt que de consommation, une posture plus active que passive. Cet état est finalement proche de celui de l’artisan. Annick Lantenois parle d’« artisanat high-tech »→1→ 1 : Annick Lantenois, Ouvrir des chemins, Graphisme en France 2012, http://www.cnap.fr/sites/default/files/publication/123851_graphisme_en_france_2012.pdf (consulté le 13/05/14)
→ 2 : Du titre de l’ouvrage de Normand Baillargeon, paru aux éditions Agone en 2001
, pour désigner une posture qui ré-associe conception, production et utilisation.
Un modèle anarchiste pour une émancipation créative
Cette attitude peut être rapproché de la pensée anarchiste. Par anarchisme, j’entends le courant de pensée philosphico-politique recherchant « l’ordre moins le pouvoir »→2 et non l’usage courant et caricaturale que l’on fait de ce mot pour désigner le désordre.
Le point qui m’intéresse ici dans cette idéologie est la définition du travail que fait l’anarchisme. Pierre Joseph Proudhon, par exemple, considère que les moyens de production doivent être contrôlés par les travailleurs. Plus encore, les anarchistes en appellent à une reconsidération du travail basée sur l’accomplissement de soi plutôt que sur le devoir. Ainsi, les motivations viendrait d’avantage de la passion et de l’implication personnelle que de la nécessité alimentaire. C’est de cette manière que l’aliénation liée au travail fera place à l’émancipation.
Loin d’être individualiste, cette pensée propose plutôt de mettre en avant la question de la responsabilité de l’individu envers la société. Elle demande d’intégrer dans son travail des dimensions politiques et sociales. « Loin de créer une quelconque autorité, [c’est] le seul remède et le seul moyen grâce auquel chacun de nous sera habitué à prendre part activement et consciencieusement à un travail collectif, et cessera d’être un instrument passif dans les mains des dirigeants. »→3→ 3 : Errico Malatesta cité par Vernom Richards dans Errico Malatesta: Life and ideas, London Freedom Press, 1965 (p86), http://libcom.org/files/Malatesta%20-%20Life%20and%20Ideas.pdf (consulté le 20/05/14)
Le second point intéressant dans la pensée anarchiste est la volonté de supprimer toute forme de hiérarchie au profit d’un système horizontal où chacun jouit des mêmes possibilités de décision.
Envisager ainsi sa pratique du design graphique ne peut qu’engendrer épanouissement et production juste et sensée. Exalter sa pratique plutôt que d’en faire une profession lucrative, prendre conscience de son rôle social et politique, chercher l’horizontalité des rapports avec son commanditaire constituent selon moi les ingrédients d’une pratique autonome et désaliénante. Les relations horizontales avec son commanditaire exigent une entente mutuelle sur les valeurs de chacun qui excluent toute domination et incluent par la même occasion l’extension de ces rapports au destinataire de l’objet graphique. Le designer graphique n’est alors plus un prestataire de service qui apporte des réponses toutes faites à un client qui arrive avec des idées préconçues pour un public qui n’est pas intéressé. À l’inverse, il doit se construire un dialogue et une collaboration constructive entre ces trois protagonistes qui prend en compte les besoins et les spécificités de chacun, y compris du destinataire.
Fuir l’agence
Les préceptes avancés ci-dessus sont difficilement compatibles avec le travail en agence. En effet, l’agence, de par son échelle et sa structure, reproduit en son sein un système hiérarchique incompatible avec l’épanouissement de l’individu. De plus, elle le contraint à fournir un travail sur lequel son champ d’action et de décision et son autonomie sont limités et lui demande, en réaction à un système compétitif, de tirer un trait sur ses désirs et ses volontés. En agence, le designer graphique est réduit à un statut d’exécutant faisant office de rouage dans un mécanisme global qu’il ne maîtrise pas. Il est impossible d’avoir une pratique du design graphique libre dans ce type de structure. L’agence est par conséquent un facteur de prolétarisation et d’aliénation du designer graphique.
Pratiquer dans l’indépendance est une alternative qui, quoique plus précaire, permet d’éviter ces conséquences fâcheuses. Ainsi, le designer graphique est libre du choix de ses commanditaires et de son environnement de travail. Il est maître de sa production et entretient un rapport direct avec son interlocuteur. L’indépendance reste toutefois une structure qui n’est pas suffisamment ouverte car elle limite les champs de mobilité et d’appréhension de par le fait qu’elle se pratique seul.
Finalement la structure qui crée le plus d’autonomie et d’épanouissement est probablement l’atelier. Le collectif permet de croiser les pratiques et les compétences de chacun tout en conservant un fonctionnement horizontal. De cette manière, on obtient une structure tirant partis des capacités et singularités de l’individu tout en y intégrant la force et le potentiel du groupe. C’est ainsi que libre et design graphique peuvent se rejoindre pour mettre en place un design graphique libre.
→ 19/05/2014 — Écrits personnels : 4 - Pour un design graphique libre, 4.2 — L'autonomie dans le travail — Commenter