La libre circulation de l’information (v1.4)

S’il est une valeur inhérente à la culture libre, c’est bien la notion de libre circulation de l’information. En effet, les acteurs libristes défendent un accès débridé à la culture, au savoir et aux décisions politiques.
Cette question représente une condition nécessaire à une créativité technique et une autonomie réelle. Sans une propagation libérée des connaissances, indispensable à la compréhension du monde concret et abstrait, l’homme se retrouve dépossédé de son environnement matériel et intellectuel et se retrouve dans une situation d’assistanat technique et théorique dommageable à son épanouissement. Dès lors, le savoir devient matière à un enseignement monnayable plutôt qu’à un terreau de base accessible à tout un chacun. La connaissance devient alors « un bien, et comme tout bien mis sur le marché, il est soumis à la rareté. »→1→ 1 : Ivan Illich, La convivialité, Points, 2003 (initialement publié en 1973), p.90
→ 2 : László Moholy-Nagy, Peinture photographie film, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p.251

Le partage du savoir comme rôle du design graphique
Si « le grand problème qui se pose au design est qu’il doit servir la vie »→2, alors il relève de l’évidence que le design graphique doit contribuer au partage de l’information. Comme il a été abordé précédemment dans la partie rendre visible du chapitre sur les spécificités du design graphique, ce rôle social a été compris, théorisé et appliqué par certains de nos prédécesseurs et de nos contemporains qui ont vu dans le design graphique un outils pouvant participer à déchiffrer le monde du fait que ses praticiens sont aussi des techniciens qui détiennent des instruments pouvant participer à la libération du savoir.
En effet, l’information demande à être organisée. Les données pures sont indigestes et n’ont par conséquent aucune valeur intellectuelle. Ce n’est que par la transformation de « l’information en connaissance »→3 → 3 : Anthony Masure, Graphisme en numérique : entre certitudes et incertitudes, Graphisme en France 2014, http://www.graphismeenfrance.fr/sites/default/files/graphisme_en_france_ndeg20_-_2014.pdf (consulté le 22/05/14) qu’elles deviennent bénéfiques à la société.
En partant de ce principe, il semble être un prolongement logique du design graphique que d’œuvrer pour la libre diffusion des connaissance. À quoi bon rendre lisible le monde si ce n’est pour que le monde y ait accès. En tant que designer graphique, participer à la privatisation et donc à la marchandisation de l’information relève donc du non-sens, cela revient à nier le problème du design : « servir la vie ».
Une pratique graphique engagée
Nous avons vu précédemment→4 → 4 : Dans la partie Le design graphique, particularités que ce qui constitue — d’après moi — l’essence du design graphique peut être résumé par la triangulation rendre visible, rendre possible et rendre lisible. Chacun de ces paradigmes comporte des responsabilités non négligeables dont il est nécessaire que le designer graphique prenne conscience. De cette prise de conscience se dégagera une éthique de sa pratique.
En ce qui concerner la circulation de l’information, l’éthique qui en découle invoque ces trois points. Elle en appelle à se poser la question de ce que l’on doit rendre visible, de la manière de le rendre possible et de pourquoi le rendre lisible. Ce dernier aspect a été abordé dans le paragraphe précédent, rendre possible implique d’orienter ses recherches sur les structure et les moyens de mise en place de la libération du savoir. Quant au rendre visible, c’est s’interroger sur les projets dans lesquels il est nécessaire de s’impliquer. Cela se joue principalement sur le choix du commanditaire, mais demande aussi d’envisager l’auto-commission et de rechercher la collaboration.
Cette recherche d’éthique s’inscrit dans la continuité du design graphique engagé qui a pu être revendiqué au cours de son histoire. Il semble donc important de revenir brièvement sur cet héritage et d’en définir les nouveaux paradigmes.→5 → 5 : Pour une analyse plus approfondis de la question, voir Vivien Philizot, Design graphique et métamorphose du spectacle, Graphisme en France 2014, http://www.graphismeenfrance.fr/sites/default/files/graphisme_en_france_ndeg20_-_2014.pdf ou encore Jean-Baptiste Reynal, Le graphisme engagé est-il encore d’actualité, mémoire (ESAD), 2008, http://graphism.fr/jbraynal_memoire_textes.pdf (consultés le 22/05/14) Pour ce faire, prenons deux exemples notables de l’histoire du design graphique engagé : le manifeste First Things First de 1964 et le graphisme dit d’utilité publique qui officia dans les années quatre-vingt.
First things first est un manifeste écrit par Ken Garland initialement publié dans le Guardian en 1964 et co-signé par vingt-quatre designers. Il représente le début d’un questionnement à l’égard de cette profession au service d’une économie libérale par le biais de la publicité. L’auteur considère que le designer graphique « épuise son temps et son énergie à créer une demande pour des choses qui sont au mieux superflues. » en appliquant « leurs compétences et leur imagination à vendre des biscuits pour chiens, du café, des diamants, des détergents, du gel pour cheveux, des cigarettes, des cartes de crédits, des chaussures de tennis, des produits contre la cellulite, de la bière light et des camping-cars résistants » et en appelle à « un renversement des priorités en faveur de formes de communication plus utiles, plus durables et plus démocratiques ». La volonté des signataires de ce manifeste est de constituer une éthique de leur profession, de se soustraire à une logique économique contre-productive.→6 → 6 : La traduction française complète est disponible à l’adresse http://www.erba-valence.fr/dddaaa/1440/manifeste.html (consultés le 22/05/14) Ce texte a fait l’objet d’une réactualisation en 1999, mettant l’accent sur les évolutions du domaine et l’urgence d’une prise de conscience. Le designer graphique londonien Cole Peters, en 2014, a décidé de remettre à jour ce manifeste en tenant compte des enjeux numériques tels que le traitement des informations personnelles des usagers ou la propriété des données.→7 → 7 : Voir http://firstthingsfirst2014.org/ (consultés le 22/05/14)

Le First things first manifesto de 1964

Quant au graphisme d’utilité publique, cette notion a été initiée par le collectif Grapus fondé en 1969 par Pierre Bernard, François Miehe et Gérard Paris-Clavel. Dès le départ, ils revendiquèrent un graphisme qui vise « à réaliser des images sociales, culturelles et politiques ». Ils expliquent leurs intentions dans un texte rédigé collectivement avec d’autres designers graphiques indépendants en 1987 intitulé La création graphique en France se porte bien, pourvu qu’elle existe. Critiquant une domination du marketing et de la publicité en particulier sur la culture en dépit de la considération de problèmes sociaux, ils sont décidés à « créer des images de qualité pour tous, et décidés de les produire pour plus d’humanité et de justice, plus de solidarité. », et sont convaincus que « l’on ne peut rédiger et énoncer les messages d’intérêt public comme un argumentaire de vente
de produit de consommation. On ne peut s’adresser à une assemblée de citoyens, qu’il faut convaincre comme s’il s’agissait d’un quelconque groupe de consommateurs qu’on projette de gaver. »
Ils cherchent ainsi à revenir aux origines de la signification du mot communication, aux antipodes de la conception qu’en font les agences de communication, c’est-à-dire un moyen d’informer la vie sociale, de défendre, diffuser et enrichir la culture et favoriser la transmission des connaissances. Par ailleurs, Grapus est marqué par une esthétique du « fait main » associé à des images fortes dans le but de produire un graphisme humain et chaleureux. Pour finir, il est important de noter que le collectif ne manquait pas d’afficher leurs convictions politiques en collaborant avec le Parti Communiste Français. →8 → 8 : Pour en savoir plus au sujet de Grapus, voir Léo Favier, Comment, tu ne connais pas Grapus ?, Spector books, 2011

La première page du texte La création graphique en France se porte bien, pourvu qu’elle existe, 1987 et une affiche de Grapus pour le PCF, 1980

Ces deux exemples représentent des formes d’engagements liées à des époques spécifiques — l’essor de la publicité pour le premier, la marchandisation de la culture pour le second — qui, quoique malheureusement toujours d’actualité, demandent à être renouvelées. En effet, il est nécessaire de prendre en compte les nouveaux paradigmes sociaux, culturels et techniques. L’engagement d’aujourd’hui doit aussi se situer dans le monde numérique. Mais de la même manières que les structures numériques sont des extensions du monde matériel et non des dématérialisations de celui-ci, l’engagement numérique représente une extension de l’action physique. Il ne s’agit donc pas de rejeter des initiatives nécessaires et saluables comme celle de l’atelier Formes Vives, qui se situe dans la droite lignée de Grapus, mais force est de constater qu’il réside un manque dans les moyens mis en œuvre. « Si l’idée est de faire comme tout le monde, dans les années 70, la sérigraphie est effectivement plus abordable et plus artisanale que l’offset. Mais aujourd’hui, pour le commun des mortels, il est beaucoup plus facile de faire une affiche sur un ordinateur, même peu puissant, et de la sortir avec une imprimante, que de se faire un atelier de sérigraphie. »→9 → 9 : Xavier Klein, LIBÉRONS L’INFORMATIQUE, mémoire (ENSAAMA), 2013, http://xavorklein.free.fr/liberonsinformatique_xk.pdf (consulté le 22/05/14) Négliger ainsi le potentiel qu’offrent le web et l’outil informatique se rapproche de l’auto-sabotage et représente dans tout les cas une omission de la nécessiter de participer à rendre lisible l’augmentation du flux de l’information que représente le monde numérique, tout aussi nécessaire à la réflexion citoyenne qu’une affiche dans la rue.
Finalement, le prolongement de la sérigraphie dans l’action culturelle s’incarne peut-être dans la pratique de la programmation. Le code étant un outil de mise en forme et de propagation de l’information, au même titre que la sérigraphie et l’affiche, il est nécessaire de procéder à une expansion de ses outils et d’œuvrer à leur démocratisation afin de répondre à de nouvelles formes d’engagement.
En ce qui concerne l’importance de rendre lisible ce nouveau flux d’information que représente les réseaux numériques, le studio de design graphique néerlandais Metahaven, défenseur de la transparence de l’information, l’a bien compris. Suite à une loi proposant de mettre en ligne l’ensemble des informations publiques de l’état, le studio a décidé de proposer ses services pour « gérer cette surcharge d’informations et la rendre accessible à tous ».→10 → 10 : Metahaven, La visualisation de données devient son propre spectacle, entretien avec Marie Lechner, Libération, 2013, http://next.liberation.fr/design/2013/05/29/la-visualisation-de-donnees-devient-son-propre-spectacle_906707 (consulté le 23/05/14). C’est ainsi que Metahaven a élaboré le site https://nulpunt.nu, facilitant la consultation des documents et permettant annotations et partage. De la même manière, ils ont offert leurs services à Julian Assange, le porte-parole de Wikileaks (lanceur d’alerte mettant à disposition de tous des documents sensibles), dans le but d’améliorer la visibilité du service. Ils ont ainsi conçut une identité visuelle et une série de posters.


Capture d’écran du site https://nulpunt.nu élaboré par Metahaven ainsi qu’une proposition de logo et de poster pour Wikileaks

Un modèle communautaire
Cette engagement passe aussi par une reconsidération de la place et du rôle de son travail au sein même de la profession. Un design graphique libre cultive la transparence, le partage de ses sources et leur documentation→11 → 11 : À ce sujet, voir les recherches d’Antoine Gelgon, Documenter ses productions (titre provisoire), mémoire (ERBA-Valence), http://antoine-gelgon.fr/archi-trace/ (actuellement en cours de rédaction). Il entretiendra ainsi une position tant éducatrice que fonctionnaliste. À l’instar du logiciel libre, le design graphique libre ne peut exister sans la formation d’un réseau communautaire de partage qui constitue les fondations de cette démarche. Ainsi, conformément aux quatre libertés du logiciel libre, partager les sources de son travail et de ses outils offre la possibilité de l’exécuter, l’étudier, le modifier et de le redistribuer dans le but de permettre son appropriation, sa critique et son évolution. Le travail n’est donc plus figé, il acquière un nouveau potentiel de recherche et de transformation au-delà de son objectif premier de répondre à une commande déterminée et sert ainsi à la communauté. En effet, une fois le projet achevé, il n’est finalement de l’intérêt de personne de protéger avidement la confidentialité des sources de celui-ci. Bien entendu, cette posture demande un aller-retour entre ses protagonistes, celui qui partage ses données doit avoir la possibilité par la suite de ré-exploiter celles d’autrui.
D’autre part, cela encourage au développement d’une pratique contributive. La conception de l’auteur comme unique responsable d’un projet est ainsi remise en cause au profit d’une philosophie de l’entraide et du partage des compétences.
Ainsi se pose la question de « quelle forme dois-je donner à ces projets pour que ceux qui viendront après moi puissent les utiliser aux fins de leur propre progression et soient aussi peu gênés que possible dans celle-ci ? »→12 → 12 : Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Circé, 2002, p.34 Cette interrogation se pose sur deux stades du projet, dans l’élaboration de celui-ci et dans la documentation de sa forme finie, le designer ne produisant plus que pour lui-même mais aussi dans le but de rendre disponible son travail. Des modèles existant peuvent d’ores et déjà être appropriés par le design graphique. C’est le cas du programme Git, initié par Linus Torvalds et incarné par exemple par la plateforme GitHub→13 → 13 : http://github.com/. Initialement imaginé pour les développeurs, Git permet d’héberger et de mettre à disposition un projet dans le but de faciliter la contribution et le travail collectif puis d’en archiver chaque version. Certains designers graphique se sont déjà appropriés ce réseau, particulièrement dans le domaine de la typographie libre et du design programmé. Le fait que la typographie soit le domaine du design graphique le plus actif dans le libre n’est pas étonnant. En effet, une police de caractère numérique a un statut juridique
de logiciel, pouvant ainsi s’inscrire dans la pratique du logiciel libre. De plus, la typographie relevant plus d’un outil contribuant à la réalisation d’un projet plutôt que d’une fin en soi, la mise à disposition et à contribution semble logique. Mais d’une manière plus générale, la présence de designers graphique sur cette plateforme traduit une nouvelle manière d’appréhender la discipline, basée sur la mutualisation et le partage de son travail. Ainsi, Raphaël Bastide utilise actuellement la plateforme GitHub comme un portfolio, y mettant à disposition l’ensemble de ses projets dont bon nombre de caractères typographiques libres et contributives comme l’Avara, la Terminal Grotesk ou encore la Whois Mono.



Une capture d’écran de la page GitHub de Raphaël Bastide et de l’Avara, un spécimen de la Terminal Grotesk et une capture de l’élaboration de la Whois Mono (captures prises le 23/05/14). L’ensemble de ces projets sont disponibles, téléchargeables et modifiables à partir de sa page GitHub : https://github.com/raphaelbastide.

D’autres designers participent à ce partage de données mais en ayant conçu leur propre plateforme. C’est le cas du collectif Open Source Publishing et du duo Lafkon. Le site web d’OSP est pensé à la manière d’un espace de dépôt de type Git. Ainsi, il est possible pour le commanditaire ou le visiteur de suivre et de participer à l’élaboration d’un projet, chaque mise à jour faisant l’objet d’une notification sur le change log (Journal des modifications) du projet en question. Les sources des travaux en cours et achevés sont archivés sur le site et téléchargeables. Chaque page de projet est conçu comme une succession de couches superposées, du descriptif du projet à ses sources, en passant pas un change log et une série d’images.


Une capture d’écran de la page d’accueil du site d’Osp, une autre de la page du projet pour le théâtre de La Balsamine, laissant apparaître la structure du répertoire de dépôt (about, log, snapshots et files) et une dernière capture du dossier Iceberg du projet, contenant les fichiers ajoutés au long de l’élaboration (captures prises le 23/05/14)

Enfin, Le studio Lafkon propose sur son site web The forkable repository→14 → 14 : http://www.forkable.eu/, répertoriant et mettant à disposition des scripts élaborés pour leurs projets ainsi que des images du résultat, une collection de dessins vectoriels et des outils divers, le tout sous licence libre copyleft.

Captures d’écran de la racine du Forkable repository et du sous-répertoire Tools (captures prises le 23/05/14)

Ce type d’initiative ouvre la voie vers ce nouveau paradigme que constitue un design graphique contributif, libre et communautaire, s’appropriant les valeurs et les méthodes du logiciel libre et témoignent d’un engagement en faveur de la libre circulation de l’information.

→ 19/05/2014 — Écrits personnels : , Commenter

L’autonomie dans le travail (v1.0)

La culture libre tire sa volonté d’autonomie dans ses origines liées aux contres-cultures libertaires des années soixante, reliées par la culture hacker des années soixante-dix. L’autonomie dans le travail est maintenant une réalité dans la plupart des projets libres et est inhérente à cette culture.
Le processus de déprolétarisation évoqué par Bernard Stiegler est envisageable uniquement par une autonomisation du design graphique. Désirer se réapproprier les moyens de production, avoir une attitude créative et active par l’outil technique, à l’image du hacker, profitent à l’accomplissement personnel en ce sens que cette posture induit un état de création plutôt que de consommation, une posture plus active que passive. Cet état est finalement proche de celui de l’artisan. Annick Lantenois parle d’« artisanat high-tech »→1→ 1 : Annick Lantenois, Ouvrir des chemins, Graphisme en France 2012, http://www.cnap.fr/sites/default/files/publication/123851_graphisme_en_france_2012.pdf (consulté le 13/05/14)
→ 2 : Du titre de l’ouvrage de Normand Baillargeon, paru aux éditions Agone en 2001
, pour désigner une posture qui ré-associe conception, production et utilisation.
Un modèle anarchiste pour une émancipation créative
Cette attitude peut être rapproché de la pensée anarchiste. Par anarchisme, j’entends le courant de pensée philosphico-politique recherchant « l’ordre moins le pouvoir »→2 et non l’usage courant et caricaturale que l’on fait de ce mot pour désigner le désordre.
Le point qui m’intéresse ici dans cette idéologie est la définition du travail que fait l’anarchisme. Pierre Joseph Proudhon, par exemple, considère que les moyens de production doivent être contrôlés par les travailleurs. Plus encore, les anarchistes en appellent à une reconsidération du travail basée sur l’accomplissement de soi plutôt que sur le devoir. Ainsi, les motivations viendrait d’avantage de la passion et de l’implication personnelle que de la nécessité alimentaire. C’est de cette manière que l’aliénation liée au travail fera place à l’émancipation.
Loin d’être individualiste, cette pensée propose plutôt de mettre en avant la question de la responsabilité de l’individu envers la société. Elle demande d’intégrer dans son travail des dimensions politiques et sociales. « Loin de créer une quelconque autorité, [c'est] le seul remède et le seul moyen grâce auquel chacun de nous sera habitué à prendre part activement et consciencieusement à un travail collectif, et cessera d’être un instrument passif dans les mains des dirigeants. »→3→ 3 : Errico Malatesta cité par Vernom Richards dans Errico Malatesta: Life and ideas, London Freedom Press, 1965 (p86), http://libcom.org/files/Malatesta%20-%20Life%20and%20Ideas.pdf (consulté le 20/05/14)
Le second point intéressant dans la pensée anarchiste est la volonté de supprimer toute forme de hiérarchie au profit d’un système horizontal où chacun jouit des mêmes possibilités de décision.
Envisager ainsi sa pratique du design graphique ne peut qu’engendrer épanouissement et production juste et sensée. Exalter sa pratique plutôt que d’en faire une profession lucrative, prendre conscience de son rôle social et politique, chercher l’horizontalité des rapports avec son commanditaire constituent selon moi les ingrédients d’une pratique autonome et désaliénante. Les relations horizontales avec son commanditaire exigent une entente mutuelle sur les valeurs de chacun qui excluent toute domination et incluent par la même occasion l’extension de ces rapports au destinataire de l’objet graphique. Le designer graphique n’est alors plus un prestataire de service qui apporte des réponses toutes faites à un client qui arrive avec des idées préconçues pour un public qui n’est pas intéressé. À l’inverse, il doit se construire un dialogue et une collaboration constructive entre ces trois protagonistes qui prend en compte les besoins et les spécificités de chacun, y compris du destinataire.
Fuir l’agence
Les préceptes avancés ci-dessus sont difficilement compatibles avec le travail en agence. En effet, l’agence, de par son échelle et sa structure, reproduit en son sein un système hiérarchique incompatible avec l’épanouissement de l’individu. De plus, elle le contraint à fournir un travail sur lequel son champ d’action et de décision et son autonomie sont limités et lui demande, en réaction à un système compétitif, de tirer un trait sur ses désirs et ses volontés. En agence, le designer graphique est réduit à un statut d’exécutant faisant office de rouage dans un mécanisme global qu’il ne maîtrise pas. Il est impossible d’avoir une pratique du design graphique libre dans ce type de structure. L’agence est par conséquent un facteur de prolétarisation et d’aliénation du designer graphique.
Pratiquer dans l’indépendance est une alternative qui, quoique plus précaire, permet d’éviter ces conséquences fâcheuses. Ainsi, le designer graphique est libre du choix de ses commanditaires et de son environnement de travail. Il est maître de sa production et entretient un rapport direct avec son interlocuteur. L’indépendance reste toutefois une structure qui n’est pas suffisamment ouverte car elle limite les champs de mobilité et d’appréhension de par le fait qu’elle se pratique seul.
Finalement la structure qui crée le plus d’autonomie et d’épanouissement est probablement l’atelier. Le collectif permet de croiser les pratiques et les compétences de chacun tout en conservant un fonctionnement horizontal. De cette manière, on obtient une structure tirant partis des capacités et singularités de l’individu tout en y intégrant la force et le potentiel du groupe. C’est ainsi que libre et design graphique peuvent se rejoindre pour mettre en place un design graphique libre.

→ 19/05/2014 — Écrits personnels : , Commenter

La créativité technique (v1.2)

Le mouvement du logiciel libre entretient bien évidemment une familiarité avec les objets technique de par les relations qu’il cultive avec ceux-ci. Mais ils font surtout preuve d’un certain esprit créatif et curieux envers la technique.

« L’acquisition de techniques et de compétences accroît le potentiel créatif de l’individu. Avec l’expérience, ses capacités intellectuelles s’affinent et son potentiel affectif, à son tour, s’en trouve renforcé. »→1→ 1 : László Moholy-Nagy, Peinture photographie film, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p.246

S’émanciper par l’outil
L’outil technique est au cœur de tout processus de création. En effet, si l’on part du postulat que « Tout est technique » alors « Il ne s’agit plus d’opposer homme et technique ».→2→ 2 : Université de Liège, Département de Philosophie, Bernard Stiegler : lieu, mémoire et technique, 2008 (disponible sur http://www.philosophie.ulg.ac.be/documents/PhiloCite2008/Stiegler.pdf) Il ne s’agit donc plus non plus d’opposer création et technique. Au contraire, il serait plus intéressant de prendre en compte leur association en considérant l’outil comme un facteur de créativité. Pour que cette créativité soit complètement émancipée, il convient donc de choisir un outil ouvert, avec lequel la forme sera produite avec le minimum de contraintes. Les outils libres répondent à ces conditions. En effet, l’accès à leur code source leur offre une adaptabilité potentiellement infinie. De la même manière, la programmation est aussi un outil libre et plus que d’offrir un potentiel d’adaptation, elle permet de concevoir ses outils en fonction de ses besoins.
Le choix d’un outil a un impacte sur la forme produite. Dessiner un cercle au compas ou à la main levée avec un pinceau épais produira deux formes distinctes qui fourniront des univers sémantiques distinct, au même titre que mettre en forme un livre en utilisant le logiciel Indesign ou avec un tableur de type Excel, comme a pu le faire le collectif Open Source Publishing avec le fanzine conçu pour La Balsamine en 2011.

Une capture d’écran de l’élaboration du fanzine de La Balsamine de la saison 2011/2012 mis en forme par le collectif Open Source Publishing avec l’aide du tableur LibreOffice Calc.

L’hégémonie d’Adobe dans le domaine du design graphique est en ce sens un problème. Elle provoque une tendance à l’uniformisation graphique de par le caractère standard et généralisé de ses outils. En effet, la suite Adobe est pensé dans le but de pouvoir produire des documents graphiques facilement et ceci avec le moins d’effort possible. Ils sont par essence moyens, adaptés à un usage ordinaire et normalisé, ceci afin de satisfaire tout type de demande de manière efficace et sans accroc, déterminé à l’avance. De plus, son usager se trouve dépossédé d’un réel savoir-faire de par le caractère fermé de l’outil qui rend impossible sa réappropriation, son adaptation. L’utilisateur de ces outils devient donc un usager prolétarisé, un ouvrier du design graphique. Anthony Masure, dans son article Adobe, le créatif au pouvoir en fait une analyse Marxiste. Il avance que dépossédé de son savoir-faire, le designer graphique est aliéné et soumis à la machine, enfermé dans une logique « de dépendance et de pensée dans un système prédéfini et difficile à déplacer ».→3→ 3 : Anthony Masure, Adobe, le créatif au pouvoir, initialement publié sur Strabic, 2011 (disponible sur http://www.quaeres.com/articles/adobe-creatif-pouvoir/, consulté le 19/05/14)
À ce type d’outil s’oppose les outils conviviaux décrits par Ivan Illich. Par outil convivial, il entend un outil « juste, [...] générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclave ni maître, il élargie le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place ».→4→ 4 : Ivan Illich, La convivialité, Points, 2003 (initialement publié en 1973), p27 En effet, Ivan Illich considère que les outils contemporains ont opérés une emprise sur l’homme plutôt que l’inverse, qu’ils sont despotes plutôt que serviteurs. Il avance que l’homme doit contrôler l’outil afin de passer de la productivité à la convivialité, de sortir d’une société technocratique et industrielle basée sur « l’uniformisation, la dépendance, l’exploitation et l’impuissance »→5→ 5 : Ibid, p51, pour entrer dans une société centrée sur la créativité de l’homme au sein à la collectivité. Les outils libres entrent dans cette catégorie en ce sens qu’ils constituent « des outils maniables », c’est-à-dire qui implique l’énergie métabolique de celui qui l’utilise, plutôt que « manipulables » puisant son énergie à l’extérieur, réduisant son utilisateur à un « simple opérateur ».→6→ 6 : Ibid, p44 Ils sont générateurs d’autonomie et donc d’émancipation, de créativité et d’efficience tout en conservant une hiérarchie horizontale, en écho à la description d’Illich.
L’ordinateur atelier
L’outil informatique étant devenue le principal outil du designer graphique, considérer la créativité technique implique de ré-envisager son rapport à cet outillage. Pour ce faire, il convient de concevoir son ordinateur à la manière d’un atelier, d’un espace de fabrication. Il s’agit donc de s’écarter de la passivité technique au profit d’un usage actif et créatif qui implique directement cet outil dans le processus de fabrication.

« Placé au contact de milliers de systèmes, placé à leurs terminaisons, l’homme des villes sait se servir du téléphone et de la télévision mais ne sait pas comment ça marche. L’acquisition spontanée du savoir est confinée aux mécanismes d’ajustement à un confort massifié. L’homme des villes est de moins en moins à l’aise pour faire sa chose à lui. [...] Les gens savent ce qu’on leur a appris, mais ils n’apprennent plus par eux-même. »→7→ 7 : Ibid, p90. Ce dernier point sera approfondis dans la partie suivante concernant l’autonomie dans le travail.

C’est précisément la question du confort qui pose ici problème. En effet, le confort est un facteur d’annihilation du désir. Il provoque une tendance à l’oisiveté qui engendre la passivité et évacue toute prise de risque pourtant nécessaire à une pratique complète, enrichissante et épanouie.

« La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas un aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des signification, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. »→8→ 8 : Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Éditions Aubier, 2012 (première parution en 1958), p10

Gilbert Simondon désire réconcilier technique et culture. Pour ce faire, il considère primordial que chaque individu soit à même de comprendre le fonctionnement des objets techniques qui l’entoure. Et ce, dans le but de placer l’homme dans un rapport d’invention avec l’outil technique, de placer le concepteur et l’utilisateur au même niveau d’implication.
La nécessité de comprendre son outil participe de la réappropriation créative de celui-ci. Dans une société où la technique est au cœur de nos vie, la consommer passivement comme nous propose de faire les entreprises Apple ou Adobe mène à la dépossession de l’outillage. En effet, la logique commerciale d’Apple se résume au fait que moins l’usager est impliqué dans le processus technique, plus il sera à même de consommer des produit éthiquement contestables car restreignant la liberté de l’utilisateur de par leur fermeture, tant dans leurs sources que dans leur politique de confidentialité
et leur manque d’interopérabilité. Apple constitue une véritable cage dorée dont l’hégémonie dans le milieu du design graphique pose problème car cette entreprise se situe à l’exacte opposé d’un outil libérateur, favorisant « l’uniformisation, la dépendance, l’exploitation et l’impuissance ». Ivan Illich parle de « monopole radical » pour décrire ces outils qui demande aux utilisateurs d’abandonner« leur capacité innée de faire ce qu’ils peuvent pour eux-même ou pour les autres, en échange de quelque chose de « mieux » que peut seulement produire pour eux un outil dominant. Le monopole radical reflète l’industrialisation des valeurs. À la réponse personnelle, il substitue l’objet standardisé ».→9→ 9 : Ivan Illich, La convivialité, Points, 2003 (initialement publié en 1973), p84
Un ordinateur atelier, par conséquent, est incompatible avec un outil (dé)limité et privateur. Il se doit d’être en perpétuel chantier, ouvert et convivial, et gêner le moins possible la marche de manœuvre de celui qui le manie. En effet, si l’outil est une extension du corps, alors utiliser un outil privateur c’est accepter un corps mutilé, c’est même s’auto-mutiler.L’envisager à l’inverse revient à imaginer un atelier……ah bah faut trouver une élément de comparaison mon petit bonhomme. (voir comparaision avec cuisine d’osp ici analogie atelier)
Une posture de Hacker
La créativité technique implique d’adopter une posture de hacker dans son travail. Par définition, le hacker entretient un rapport créatif à la technique. Le verbe « Hacker » peut se traduire par « bidouiller » ou « fouiner », cela sous-entend donc de chercher à comprendre comment fonctionne un système pour ensuite en faire un usage créatif, quitte à ce que celui-ci s’écarte de sa fonction première.
Le travail d’Open Source Publishing pour le théâtre de La Balsamine à Bruxelles en fourni un bon exemple. Depuis 2011 et pour chaque saison, OSP est en charge de la mise en place d’une identité éphémère, construite autour d’un programme, de posters, fanzines, site web, signalétique et flyers. En accord avec l’esprit de recherche et la volonté de prise de risque de La Balsamine, chaque saison est un pretexte à l’expérimentation et à la recherche de nouveau outils de mise en forme. Ainsi, outre l’utilisation des logiciels libres tels que Scribus ou Inkscape, la première saison (2011/2012) a été l’occasion de concevoir un fanzine avec un tableur de type Excel→10→ 10 : Voir illustration précédente ainsi que des flyers et un programme par le biais du langage ConTex, un dérivé de LaTex destiné à la publication scientifique et GraphViz, un logiciel initialement destiné à la production de graphiques. La saison 2012/2013 a elle été conçue entre autres à l’aide de GraphViz. Les saisons suivantes (2013-2014 et 2014-2015) ont été l’occasion de mettre en place un outil utilisant les langages de programmation Html/Css pour produire des documents imprimés. Les programmes consistent donc en de longues pages web découpées en pages, qui sont par la suite imprimées et reliées. Pour la dernière saison, la typographie a été dessiné avec l’aide d’Autotrace, un programme permettant d’automatiser la vectorisation.→11→ 11 : L’ensemble des fichiers sources des travaux cité ici sont disponible sur le site d’OSP : http://osp.constantvzw.org/

Une double-page du programme du théâtre de La Balsamine de 2011-2012 composé en ConTex et GraphViz et le code source ConTex de la quatrième de couverture


La couverture du programme de la saison 2013-2014 et une capture d’écran de la page Html correspondante

Une double-page du programme de la saison 2014-2015

L’ensemble de ce travail peut s’interpréter comme une mise en application de l’esprit hacker. Divers systèmes ont été mis en place afin de produire des formes graphiques par l’utilisation de procédés déviés de leur fonction initiale. Les outils ont été adaptés à la pratique et non l’inverse, chose qui n’aurait pas été envisageable avec l’utilisation d’outils fermés et propriétaires.— Réintroduire de l’artisanat dans le design graphique (voir GF p18)
En pratiquant cette posture de hacker, qui implique bidouillage et tâtonnement, il s’agit aussi de reconsidérer la place de l’erreur dans le processus de création. En effet, l’erreur fait partie intégrante de ce positionnement de par sa nature empirique. Rencontrer des erreurs permet finalement de tirer partis de l’imprévu et peut mener à des formes graphiques inattendues et convaincantes.
Cet état d’esprit demande aussi d’envisager le code comme un outil de création. En effet, à l’inverse du logiciel qui prend une forme finie qui inévitablement limite et oriente son usage, le code est potentiellement illimité dans sa capacité de création. Les langages de programmation sont nombreux→12→ 12 : Citons par exemples le Html/Css, le JavaScript, Php, Python, Processing, Arduino, Bash, LaTex, PureData… et chacun a ses spécificités mais tous permettent potentiellement de manipuler de l’image et du texte et donc de produire du design graphique. Lafkon, un studio de design graphique allemand, a mis en application ce principe. En témoigne le travail effectué pour le Libre Graphics Meeting de 2013 à Madrid. Les affiches sont générées à l’aide d’une suite de commandes via le terminal. Chaque commande agit comme un filtre venant influencer le résultat final.


Le processus des affiches tel que présenté par Lakfon et le résultat obtenus

Produire des images avec du texte demande de repenser la logique du processus. Le décalage entre l’écriture et la production de la forme court-circuite la maîtrise que l’on a de cette image. Loin d’être problématique, cette approche peut-être bénéfique en ce sens qu’elle crée de la surprise et exige de penser le processus de production par un aller-retour permanent entre cause et conséquence.
Cet esprit hacker n’est bien entendu pas limité au domaine de l’informatique. Tout objet technique est potentiellement hackable. En témoigne par exemple le projet Crisis Shop de Xavier Antin qui hack une machine à écrire dans le but de créer des formes graphiques.

Crisis Shop de Xavier Antin, 2009

 

→ 17/05/2014 — Écrits personnels : , Commenter

Pour un design graphique libre

Blog destiné à regrouper mes recherches pour mon mémoire portant sur les relations entre design graphique et culture libre.