Champs d’application (v1.1)

Comme nous l’avons déjà abordé précédemment, le libre tire ses origines du milieu de la programmation logicielle. Mais la force de ses valeurs et de ses méthodes de travail lui ont permis de progressivement s’appliquer et s’étendre dans bon nombres d’autres domaines :

• le savoir (Wikipédia, Projet Gutenberg…) ;
• les sciences (Open Access, la pharmaceutique…) ;
• la géographie (Open Street Map…) ;
• l’éducation (Raspberry Pi, MIT OpenCourseWare…) ;
• la politique (open data…)
• l’art ( les arts numériques, la licence Art Libre, les œuvres collaboratives…) ;
• le design d’objet, le design graphique, la typographie… (Libre Objet, Open Source Publishing, Libre Graphic Magazine, la licence Sil OFL…) ;
• L’électronique (Arduino…) ;
• la musique (Jamendo, Open Source Music…) ;
• l’agriculture (Open Source Ecology…) ;
• le journalisme (Open Watch…).
• […]

Le logiciel
Ayant initialement été imaginé pour la conception de logiciel, c’est dans ce domaine que l’on trouve les exemples les plus aboutis et intéressants. Le plus emblématique d’entre eux est certainement le projet GNU (acronyme récursif de GNU is Not Unix) initié par Richard Stallman en 1984. Le but était d’écrire un système d’exploitation entièrement libre, qu’il défend par ces termes :

« Si j’apprécie un programme, j’estime que la Règle d’or m’oblige à le partager avec ceux qui l’apprécient également. Les éditeurs de logiciel cherchent à diviser et à conquérir les utilisateurs en forçant chacun à accepter de ne pas partager avec les autres. Je refuse de rompre la solidarité avec les autres utilisateurs de cette manière. Je ne peux pas, en mon âme et conscience, signer un accord de non-divulgation ou de licence pour un logiciel. Pendant des années, j’ai œuvré au sein du laboratoire d’intelligence artificielle du MIT pour résister à ces tendances et à d’autres manquements à l’hospitalité, mais finalement ils sont allés trop loin : je ne pouvais pas rester dans une institution où ce genre de choses étaient faites en mon nom contre ma volonté.
Afin de pouvoir continuer à utiliser les ordinateurs en accord avec ma conscience, j’ai décidé de réunir un ensemble de logiciels libres avec lequel je pourrai me débrouiller sans aucun logiciel non libre. J’ai démissionné du labo d’intelligence artificielle pour que le MIT ne puisse invoquer aucune excuse juridique pour m’empêcher de distribuer GNU gratuitement. »→1→ 1 : Extrait du Manifeste GNU de Richard Stallman (1993), disponible à l’adresse http://www.gnu.org/gnu/manifesto.html (consulté le 16/04/2014)

C’est ce projet qui a permis de donner naissance aux systèmes d’exploitations libres GNU/Linux, à la licence libre GNU/GPL, au principe du Copyleft et qui a prouvé l’efficacité et la viabilité des projets conçus selon les principes d’ouverture et de libre contribution.

Le logo du projet GNU

Ainsi, l’on trouve actuellement des alternatives libres à la plupart des logiciels propriétaires→2→ 2 : Pour une liste relativement complète, voir l’article Correspondance entre logiciels libres et logiciels propriétaires sur Wikipédia. dont beaucoup n’ont rien à envier à leur équivalent privateur. Dans le domaine du design graphique, des alternatives à l’hégémonique Adobe existent et certaines sont parfaitement utilisables pour une application professionnelle. En voici les principaux :

Scribus pour la mise en page, alternative à Indesign ;
Inkscape pour le dessin vectoriel, alternative à Illustrator ;
Gimp pour la retouche d’image, alternative à Photoshop ;
FontForge pour la création typographique, alternative à FontLab.

Si certains des logiciels de cette liste sont encore loin d’être à leur optimal — Scribus par exemple —, d’autres sont totalement aptes à remplacer leurs équivalents propriétaires. C’est entre-autres le cas d’Inkscape. D’une manière générale, il est important de favoriser leur utilisation pour les valeurs qu’ils véhiculent et pour le potentiel technique de modification et d’appropriation dont ils font l’objet. De plus, c’est par l’augmentation du nombre d’utilisateurs et leur implication dans le processus d’amélioration — pas uniquement technique, mais aussi par les rapports de bug et les suggestions de fonctionnalité — qu’ils pourront constituer de véritables alternatives. Ces logiciels peuvent donc potentiellement dépasser les capacités techniques et créatives de la suite Adobe de par leur méthode de développement et d’utilisation.
Néanmoins, ce n’est pas parce qu’un logiciel est libre qu’il est libérateur. Ce terme, que l’on doit à Benjamin Bayart→3→ 3 : Benjamin Bayart est un informaticien militant pour la neutralité du net et le logiciel libre et président de la Fédération Française Du Net)
→ 4 : À lire sur http://www.framasoft.net/IMG/liberateur.pdf (consulté le 22/04/2014)
dans son article OpenOffice.org, pourquoi pas ?→4, entend qu’en plus d’être libre, un logiciel se doit d’être libérateur dans le sens où il ne doit pas entraver la liberté de l’utilisateur. Benjamin Bayart parle ici principalement de liberté d’informations et de données mais cette idée peut aisément être étendu vers la liberté d’usage. En effet, un logiciel libérateur doit aussi libérer les possibilités créatives et pousser l’émancipation de son utilisateur. C’est pourquoi les logiciels cités précédemment sont éthiquement justes mais pas totalement libérateur car ils cherchent pour beaucoup à remplacer leurs équivalents propriétaires par le mimétisme et donc de reproduire leurs aspects limitatifs.
Le libre savoir
La libre circulation de l’information et des connaissances est au cœur des revendications des militants de la culture libre. Il est donc logique que des initiatives aient vues le jour dans cette optique. L’exemple le plus significatif est bien sûr la gigantesque encyclopédie participative Wikipédia. Nous mentionneront également le projet Gutenberg, bibliothèque numérique regroupant des ouvrages libres de droit, et l’Open Access qui désigne la mise à disposition en ligne d’ouvrages scientifiques.
Wikipédia est un exemple édifiant à la fois par son organisation et par son envergure. Son slogan, « Le projet d’encyclopédie librement distribuable que chacun peut améliorer » illustre bien son fonctionnement directement lié aux valeurs du logiciel libre. En tant qu’encyclopédie libre, Wikipédia est un outil collaboratif alimenté par ses utilisateurs et en constante évolution. Le contenu est sous licence copyleft (CC-BY-SA) ce qui signifie qu’à la manière du logiciel libre, il est librement consultable, modifiable et redistribuable mais doit conserver sa licence. Mais la qualité de Wikipédia repose d’abord sur son organisation. En effet, son système permet une grande fiabilité tout en maintenant une structure hiérarchique minimale, si ce n’est inexistante. Chacun peut ajouter du contenu mais peut aussi en valider ou en remettre en question par un système
de dialogue. Ainsi, à chaque article est associé une page de discussion où l’on règle les litiges par le débat et où l’on s’organise pour optimiser la rédaction de l’article en question. Il est avant tout vérifié que l’article est bien conforme aux principes de neutralité et de citation des sources établis par la communauté. S’il y a litige sur le contenu, celui-ci sera débattu pour tenter d’arriver au consensus. C’est seulement ici qu’intervient une pseudo hiérarchie. En effet, seul les administrateurs officiels, élus par la communauté, sont disposés à prendre la décision finale. Mais ce système hiérarchique est à relativiser, les administrateurs se référants systématiquement à la tournure du débat et se contentant de trancher du côté de la majorité, il ne peuvent juger du contenu ni prendre part à la discussion. On est donc bien loin du principe hiérarchique managérial où la figure du chef fait indiscutablement autorité. La hiérarchie est ici présente uniquement dans un souci organisationnel et technique et est volontairement réduite à son minimum.→5→ 5 : Pour en savoir plus sur le fonctionnement de Wikipédia, voir son article très complet sur le site de Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipedia, ainsi que sa page à propos: https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:%C3%80_propos.
→ 6 : Source: stats.wikimedia.org/FR/TablesWikipediaZZ.htm (consulté le 18/04/2014)
→ 7 : Jim Giles, « Internet encyclopædias go head to head », Nature, Vol 438, 15/12/2005, p.900-901.

C’est ce système qui a permis à Wikipédia d’exister dans plus de 230 langues et de comptabiliser en février 2014 plus de 31 000 000 articles. Sa version francophone compte un peu moins de 5000 contributeurs actifs à la même date→6. Force est de constater qu’un projet d’une telle envergure peut très bien fonctionner selon ce mode d’organisation. D’autant qu’une étude de la revue Nature datant de 2005 démontre que la fiabilité de la version anglophone de cette encyclopédie est proche de celle de l’illustre Encyclopædia Britannica.→7
Le projet Gutenberg est une bibliothèque numérique qui a pour objectif de mettre à disposition de tous des ouvrages libres de droit, soit parce que l’auteur y a renoncé, soit parce qu’ils sont tombés dans le domaine public. Tout comme Wikipédia, ce projet fait appel à la participation de ses utilisateurs. Pour chaque contribution, les pages de l’ouvrage sont scannées par une ou plusieurs personne puis transformées en format texte par un logiciel de reconnaissance optique de caractère (OCR). C’est ensuite la communauté qui se charge de corriger par la lecture des textes les erreurs laissées par le logiciel OCR. Ils utilisent pour ce faire le service Distributed Proofreaders qui permet de faciliter le travail collaboratif de relecture et de correction. L’esprit du projet Gutenberg est en parfait accord avec la volonté de libération du savoir des défenseurs de la culture libre. Son fondateur, Michael Hart, estimait que le potentiel d’un ordinateur réside principalement dans sa capacité de stockage et donc la possibilité de mettre à disposition des informations. Alors aux prémisses des réseaux numériques, il a immédiatement tiré parti de la capacité qu’offre un ordinateur de diffuser et de copier librement les informations. Le système qu’il a mis en place ne se contente pas d’exploiter la puissance méthodologique du libre mais prend tout autant en compte les valeurs de cette culture, en mettant à disposition des ouvrages qui peuvent ainsi être transmis, ré-édités, reformatés, réutilisés, servir à l’enseignement, etc.
L’Open Access désigne la mise à disposition en ligne de documents scientifiques. Le système et la volonté sont assez similaires au logiciel libre. Les chercheurs mettent à disposition leurs recherches — les sources — de leurs travaux à la communauté scientifique. Ils cherchent ainsi à faciliter les travaux de recherche et le progrès scientifique tout en limitant les entraves du mercantilisme et de l’exclusivisme. Les contenus scientifiques ainsi partagés, permettant la libre citation et la libre réutilisation, n’en autorise néanmoins pas la libre modification, à la différence du logiciel libre. Mais cette restriction est à replacer dans le contexte. En effet, il est important de figer un article scientifique et de lui attribuer un auteur, par exemple pour des articles détaillants des procédures dangereuses. Cela n’empêchant pas toutefois la réutilisation de celui-ci dans le but de l’améliorer ou de le réfuter.
L’art & le design
Les domaines de l’art et du design — dans son sens le plus large — n’ont bien évidemment pas attendu le logiciel libre pour véhiculer des valeurs similaires.
Ainsi, le designer d’objet Enzo Mari a proposé en 1974 le projet Proposta per autoprogettazione, mettant à disposition de tous ses plans de mobilier et incitant les particuliers à les utiliser et se les réapproprier. Les plans étaient faits de telle sorte que les meubles ainsi construits ne nécessitaient qu’un minimum de matériaux — planches de bois, marteau et clous — les rendant ainsi peu onéreux. Son intention était de produire un design anti-industriel, s’écartant du processus classique de production pour passer directement du créateur au destinataire final. De plus, Enzo Mari a licencié ce travail par d’une manière qui se rapprocherait du Copyleft, les plans de ses meubles ne pouvant être réutilisés par les marques et les fabricants, évitant ainsi une récupération commerciale de son travail.

Une chaise du projet d’Enzo Mari et son plan

Un autre exemple est celui de la revue du début des années soixante-dix, Radical Software, portant sur l’art vidéo. Ses membres se sont rejoints autour d’une idée commune : le développement et la disponibilité croissante du matériel audiovisuel sont des facteurs potentiels de révolution et de changement sociaux radicaux. Libristes avant l’heure, ils offraient la possibilité au lecteur de copier et redistribuer librement une partie ou la totalité de la revue. Ils exprimaient cette volonté de partager le savoir sans aucune contrainte en inscrivant un symbole X encerclé, appelé la marque Xerox et lui aussi ancêtre du copyleft.→8→ 8 : L’ensemble des numéros de Radical Software est disponible librement en pdf à l’adresse http://www.radicalsoftware.org/f/browse.html (consulté le 26/04/2014)

Radical Software, No. 1, 1970, p.16

Mais les bases théoriques posées par le milieu du logiciel libre ont engendré un certain nombre de productions artistiques et de design se revendiquant directement de cette affiliation. L’initiative la plus signifiante est certainement la Licence Art Libre initiée par Antoine Moreau, Mélanie Clément-Fontaine, David Geraud et Isabelle Vodjdani. Comme expliqué précédemment, cette licence a pour vocation de transposer les principes du copyleft à la création artistique. Elle fait suite aux rencontres Copyleft Attitude de 2000 qui ont rassemblées artistes et informaticiens.
Les créateurs de cette licence entendent « remettre en forme » l’œuvre d’art, la rendre infiniment inachevée en permettant à quiconque de la reprendre, à condition néanmoins de citer son origine. De cette manière, l’œuvre devient commune.

« Elle est un bien commun qui, dans le cas du numérique, grâce à la copie à l’identique et illimité, est difficilement épuisable. Cette faculté permet également la sauvegarde des différentes étapes de l’évolution de la création. Aussi, rien n’est perdu quand on donne. Bien au contraire : ce qui s’offre à la reprise crée de la génération. »→9→ 9 : Antoine Moreau, Copyleft Attitude : une communauté inavouable ? (http://antomoro.free.fr/left/plastik.html, consulté de 2/05/2014)

Cette posture demande de reconsidérer la question de l’auteur. De propriétaire absolu de son art créant des œuvres originales et
définitives, il devient auteur relais, transmettant autant qu’il a emprunté et œuvrant pour le bien commun et non dans un but d’auto-satisfaction individualiste. La position sacrée de l’auteur est ainsi mise à mal, et ce, dans le but d’un « dépassement de l’art ». Cette attitude est intéressante par le fait qu’elle propose de considérer le bien commun et les avancées sociales au delà de l’individu et de son intérêt personnel.
Enfin, le statut de l’auteur comme créateur « génie », producteur de formes et d’idées orginales et jamais vues paraît absurde. En effet, l’emprunt est inévitable. Et plutôt qu’un défaut, celui-ci est une force positionnant l’artiste comme un témoin, le relayeur d’un contexte social et culturel.

«  On m’a dit l’an dernier que j’imitais Byron…
Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci ?…
Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux  »→10→ 10 : Alfred de Musset, Namouna, Chant deuxième, VIII (1832)


→ 25/04/2014 — Écrits personnels

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Blog destiné à regrouper mes recherches pour mon mémoire portant sur les relations entre design graphique et culture libre.